« Le Sénégal est en train de changer de République sans le savoir…», selon Tidiane Dioh

Tidiane Dioh est Consultant international. Ancien journaliste au magazine Jeune Afrique et à la chaîne de la télévision TV5 Monde, il a été fonctionnaire international pendant une vingtaine d’années à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), où il a dirigé les programmes d’appui aux médias francophones et ceux dédiés aux « Politiques culturelles ».

Dans cet entretien avec lesnouvellesdafrique.info, Tidiane DIOH passe au crible l’approche souverainiste du nouveau président sénégalais Bassirou Diomaye Diakhar Faye, sa diplomatie du bon voisinage et les réformes systémiques annoncées.

 

 

 

Lesnouvellesdafrique.info : Monsieur Tidiane DIOH, bonjour.

Tidiane Dioh : Bonjour.

Lesnouvellesdafrique.info : Il y a un mois, jour pour jour, que le président Bassirou Diomaye Faye est installé à la tête du Sénégal. Des réformes systémiques ont été annoncées. Des actes forts posés en ce sens. Quelle évaluation feriez-vous de ces 30 jours du tandem Diomaye-Sonko à la tête du pays ?

Tidiane Dioh : Il est encore trop tôt pour évaluer l’action du nouveau pouvoir incarné par ce que vous appelez le tandem Diomaye-Sonko, qui, au-delà de la formule, décrit la nature même du pouvoir que le Sénégal est en train d’expérimenter au sommet de l’Etat. Mais pour revenir à votre question, je dirai que, depuis plusieurs semaines, j’attire l’attention sur le fait que le Sénégal est en train de changer de République sans le savoir ou sans le dire. Pour l’heure, le projet de transformation systémique du Sénégal dont le socle idéologique est essentiellement basé sur la lutte contre la corruption, la moralisation de la vie publique et le concept de souveraineté, reste une ambition, voire une promesse.

Sur fond de souveraineté, les nouvelles autorités visent à améliorer le niveau de vie des couches sociales les plus démunies, à s’attaquer à la question de l’emploi des jeunes, au coût de la vie et à la modernisation des institutions judicaires. Elles veulent aussi assurer l’exploitation optimale des ressources naturelles et assurer la paix et la sécurité d’un pays qui a changé de dimension avec l’exploitation imminente du pétrole et du gaz.

Autant dire qu’il y a là de quoi remplir tout un mandat. Pour l’heure, on voit se dessiner petit à petit les contours du projet que devront porter les 25 ministres et les 5 Secrétaires d’Etat qui composent le gouvernement. Je retiens aussi que le chef de l’Etat veut instaurer une loi sur la protection des lanceurs d’alerte, initiative dont je réaffirme qu’elle n’est pas sans risque dans un pays aux familles, religions et sangs mêlés. Il veut aussi lancer les audits de certains contrats signés par le pouvoir sortant notamment dans le secteur de l’eau. Des concertations ont aussi été lancées avec les syndicats et le Patronat.

Une commission d’indemnisation des victimes des évènements de janvier 2021 à février 2024 est annoncée. Près de trente changements sont intervenus à la tête de grandes structures du pays. Sur ce point, les autorités ont raison d’aller vite, car il faut faire le maximum de changements avant le cap des 100 jours.

On voit donc que sur le fond, les intentions ne manquent pas et la bonne volonté est indéniable. Sur la forme, je suis plus réservé car il semblerait que le tandem Diomaye-Sonko ait choisi d’être ouvertement en première ligne. C’est ainsi qu’il faut comprendre, je crois, la lettre d’orientations que le président de la République a adressée aux fonctionnaires et agents de l’Administration du Sénégal le 8 avril 2024. C’est aussi ainsi qu’il faut comprendre ses prises de paroles lors des visites rendues aux foyers religieux et surtout, récemment lorsqu’il a effectué une descente sur le terrain dans la zone de Mbour 4.

Durant cette visite, on entend le chef de l’Etat interpeller directement sans le nommer un citoyen coupable de boulimie foncière. C’est là un cas d’école assez intéressant qui va à rebours de la théorie de la rareté de la parole présidentielle jadis théorisée par Jacques Pilhan, à laquelle, personnellement, j’adhère. Mais pour que la parole présidentielle devienne performative, c’est-à-dire pour qu’elle produise des effets susceptibles de changer le cours de l’histoire et impulser une logique de changement, il faudrait que les plus de 175.000 fonctionnaires sénégalais, s’approprient l’esprit et la lettre du projet de transformation systémique. Cela passe par une communication sur la pédagogie de changement.

Lesnouvellesdafrique.info : Dès son investiture à la tête du Sénégal, le président Bassirou Diomaye Faye a effectué ses premières visites officielles chez les pays voisins. Quel sens peut-on donner à une telle démarche ?

Tidiane Dioh : Dans l’absolu, la démarche du président Faye, n’est pas fondamentalement différente de celle de ces prédécesseurs qui ont toujours considéré, avec plus ou moins de réussite, que le voisinage immédiat était une sur priorité. La nouveauté avec le président Diomaye Faye, se situe peut-être dans le fait que ce concept de voisinage immédiat est soluble dans la souveraineté qui est la colonne vertébrale du projet qui l’a porté au pouvoir. Il est repérable dans son programme de campagne sous les appellations « intégration sous-régionale et africaine » et « engagement africain ».

Le choix des trois premiers pays visités est, donc, somme toute logique. En se rendant en Mauritanie, le chef d’Etat sénégalais a pu aborder les questions domestiques liées à la défense et à la sécurité à la frontière commune, à l’épineuse question de la pêche qui a été la source de tant de conflits entre les deux pays, à la construction du pont de Rosso et la coopération en matière d’énergie, particulièrement des réserves communes de gaz. Mais en débutant ses déplacements par Nouakchott, le nouveau Président sénégalais entre aussi de plein pied dans les questions africaines, puisque le Président Mouhamed Ould Cheikh El Ghazouani assure aussi la présidence tournante de l’Union africaine. Le choix de la Gambie, n’est pas anodin non plus.

Au-delà de l’imbrication entre les deux territoires et des brassages entre les deux peuples, c’est un pays où le Sénégal est intervenu trois fois militairement, à travers les opérations Fodé Kaba 1 et 2 et, dans le cadre de la CEDEAO, l’intervention qui a abouti à faire partir Yahya Djameh du pouvoir et installer le président élu Adama Barrow. C’est pour cette raison qu’à Banjul, il a aussi été question de défense et de sécurité. Enfin, le choix de la Guinée Bissau se comprend aussi.

Ce pays où le Sénégal est intervenu militairement en 1998 dans le cadre de l’Opération « gabou », reste, du fait de sa position géographique, une pièce maîtresse dans la résolution du conflit de Casamance. Mais au-delà des questions de profondeur stratégique, le président Umaro Sissoco Embaló est réputé entretenir d’excellentes relations avec Ousmane Sonko. Sans doute que les étapes guinéennes et maliennes suivront, même si le Président Diomaye Faye sera-là dans des contextes différents et face à des interlocuteurs autres.

Lesnouvellesdafrique.info : Le nouveau Président sénégalais donne du prix à la souveraineté et à l’intégration africaine. Quel leadership pourrait-il incarner sur le continent et éventuellement dans le monde ?

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Tidiane Dioh : D’ordinaire, les chefs d’Etat sénégalais ont toujours bénéficié d’une aura internationale. Senghor a été un dirigeant respecté dans le monde entier qui a su, en pleine guerre froide, parler tant aux leaders du bloc de l’Est qu’aux dirigeants de l’Ouest. Abdou Diouf a marqué son premier mandat à la tête de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) par son combat contre l’apartheid en Afrique du Sud. Wade a été un des artisans du NEPAD et un médiateur respecté sur la scène africaine. Macky SALL a réussi, ces dernières années à étendre discrètement son influence dans nombre de pays d’Afrique et imposer son leadership sur la scène internationale au moment de la crise ukrainienne.

Dans le cas du président Diomaye Faye, le fait qu’il ait été élu dans les conditions que l’on sait, à 44 ans, au premier tour de l’élection présidentielle alors même que le Sénégal retenait l’attention du monde entier, lui donne encore plus de relief sur le plan international. Il devrait en profiter. Dans les relations internationales, être élu à l’issue d’un scrutin démocratique donne droit à des dividendes en termes de notoriété et d’influence. Ce dividende démocratique devrait, de mon point de vue, autoriser le nouveau chef de l’Etat sénégalais à étendre son influence dans la sous-région ouest-africaine.

L’engagement panafricain, qui n’est pas un repli sur soi, peut bien s’accommoder d’une ouverture sur le reste du monde. Les diplomates sénégalais qui sont de grande qualité, sont outillés, depuis des décennies pour mettre en œuvre une telle politique à deux vitesses. J’aime rappeler qu’il y a une grande part du monde dans le Sénégal et une tout aussi grande part du Sénégal dans le monde.

Lesnouvellesdafrique.info : Au sujet d’un possible retour des États de l’AES (Alliance des États du Sahel) au sein de la Cedeao, croyez-vous que le jeune président sénégalais peut réussir le coup ? Comment ?

Tidiane Dioh : Je le crois. Encore faudrait-il qu’il le veuille. Mais si telle était sa volonté, je crois qu’il est outillé pour le faire, ne serait-ce pour les raisons que je viens d’énoncer plus haut. Le président sénégalais a aussi l’avantage, du moins à priori, d’être vierge de tout contentieux avec les dirigeants des Etats fondateurs de l’Alliance des États du Sahel (AES), qui, faut-il le rappeler, est un pacte de défense mutuelle conclu entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, en réaction aux menaces d’intervention militaire de la CEDEAO. Le président sénégalais pourrait s’appuyer sur le Mali pays auquel le Sénégal est lié par tant de traditions et des liens séculaires multiples et variés pour engager des discussions avec les dirigeants de l’AES avec lesquels il partage le même engagement panafricain et la même volonté de souveraineté politique. Ce serait pour lui une belle entrée en matière sur la scène africaine.

Lesnouvellesdafrique.info : Dans sa logique de quête de souveraineté, le président Bassirou Diomaye Faye a snobé le partenaire traditionnel, la France, l’approche peut-elle avoir un impact sur les relations entre les deux pays ?

Tidiane Dioh : Je n’utiliserai pas cette expression. J’ai cru comprendre qu’il invite plutôt l’ancienne puissance coloniale à une nouvelle forme de coopération basée sur le respect mutuel. Il me semble que le message a été bien reçu à Paris, du moins officiellement. Le président Macron a félicité Diomaye Faye dès le lendemain du scrutin le 25 mars et l’a appelé au téléphone le 29 mars alors même que ce dernier n’était pas encore installé dans ses fonctions de chef d’Etat du Sénégal. Au cours de cet entretien téléphonique Emmanuel Macron a exprimé au président sénégalais élu, Bassirou Diomaye Faye, sa « volonté de poursuivre et d’intensifier le partenariat entre le Sénégal et la France », selon le communiqué rendu public par l’Élysée. Acceptons-en l’augure.

Lesnouvellesdafrique.info : Géopolitiquement parlant quel devrait être la posture de l’ancien colonisateur, la France face à un partenaire, le Sénégal, qui tient à s’émanciper, prendre en main sa souveraineté ?

Tidiane Dioh : La relation multiséculaire qui unit la France et l’Afrique francophone est faite de ruptures et de permanences. Paris, qui constate, sans trop pouvoir y mettre un terme pour le moment, l’écart qui se creuse davantage entre elle-même et une frange des populations de ses anciennes colonies, déclare être disposée à engager une nouvelle relation avec l’Afrique.

Mais j’ai l’impression que face aux revendications d’émancipation constatées un peu partout en Afrique, la France oscille entre deux discours contradictoires : le discours d’officiels de haut rang, de diplomates et de politiques qui semblent vouloir réécrire une nouvelle page avec l’Afrique et le discours de la grande masse, notamment une élite intellectuelle et médiatique, qui continue de regarder l’Afrique avec une certaine condescendance, alors même que Paris est plus que jamais bousculée sur son ancien empire colonial. En Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire et le Sénégal sont deux points d’appuis essentiels.

Dans le cas du Sénégal, la relation est à un tournant décisif. Les entreprises françaises, dont certains estiment qu’elles sont trop présentes, voire trop favorisées dans l’économie sénégalaise, sont sous les feux des critiques. Une article très intéressant consacré aux émeutes de 2021 au Sénégal, publiée par la revue française de géopolitique en ligne, diploweb.com, montre que le sentiment anti-français était essentiellement dirigé contre les entreprises françaises car, contrairement à d’autres pays de la sous-région, aucun ressortissant français ni aucun service consulaire français n’a été attaqué durant les troubles.

De mon point de vue, la France devrait anticiper sur sa relation commerciale future avec le Sénégal et proposer elle-même une nouvelle forme de coopération basée sur un changement radical de logiciel débarrassé de tout narratif colonial.

Lesnouvellesdafrique.info : le Sénégal sous la houlette de son nouveau président, veut un partenariat d’égal à égal avec les pays du Nord avec lesquels les relations sont souvent déséquilibrées sur les plans économique et commercial. Avec quels moyens cette ambition sera-t-elle réalisable ?

Tidiane Dioh : Nombre d’Etats africains affirment vouloir réinventer ce partenariat d’égal à égal. Ce ne sera pas simple pour des pays qui ont longtemps dépendu de l’aide au développement des puissances occidentales pour survivre, vivre ou régler des problèmes conjoncturels de paiement de salaires. La politique de souveraineté économique dans laquelle s’inscrit ce nouveau chef de l’Etat sénégalais pourrait être un des moyens de réinventer ce partenariat. Mais pour y arriver, il faut très vite régler la question de la dépendance économique et commerciale vis-à-vis de l’extérieur, créer les conditions d’une montée en puissance d’un patronat national, reconstruire le tissu industriel autour des usines et garantir l’autosuffisance alimentaire.

 

Lesnouvellesdafrique.info : Tidiane Dioh, merci.

Tidiane Dioh : merci à vous.

 

*Au sein de l’OIF, M.Dioh a aussi assuré le suivi politique des pays d’Europe centrale et orientale, puis d’Asie-Pacifique. Tidiane Dioh est également formateur, conférencier international et universitaire. Il a notamment été enseignant à la Sorbonne nouvelle à Paris puis Professeur associé à l’Université Senghor d’Alexandrie en Egypte. Tidiane DIoh est membre de nombreux think tanks et de cercles de réflexion à travers le monde. Il a été membre du Board de la West African Democracy Radio, station de radio internationale basée à Dakar. Depuis près de 30 ans, il a publié environ 250 articles scientifiques et journalistiques et plusieurs ouvrages.

 

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