Cinq jours après la fin du 19e Sommet de l’OIF qui a réuni en France, les 4 et 5 octobre, tous les pays qui parlent la langue de Molière, y compris un peu plus de quatre-vingts chefs d’État et de gouvernement, pour discuter de l’importance de la Francophonie pour l’Afrique, le professeur Amadou Fall, de l’université de Ziguinchor au Sénégal, aborde l’avenir de la francophonie en Afrique dans cet entretien accordé à notre rédaction lesnouvellesdafrique.info
lesnouvellesdafrique.info : La France a accueilli le 19e Sommet de la Francophonie, quel avenir a cette organisation en Afrique ?
Professeur Amadou Fall : Le terme même de francophonie est une propriété intellectuelle. Une création de l’ancien président du Niger Amary Diory qui l’a propulsé ainsi que Habib Bourguiba de la Tunisie. Comme le dit mon frère, le professeur francophonie Babacar Mbaye Ndack, c’est une belle image. C’est comme dirait « un berger qui rassemble chaque soir son troupeau ». Cela donne l’image de la Francophonie.
Le berger, c’est la France, et nous autres Africains qui le suivons depuis les indépendances, représentons le troupeau. Il y a une sorte de profondeur dans les relations franco-africaines dans le sens où certains pays ont été colonisés par la France et l’ont resté encore dans leur fonctionnement, dans leurs structurations, dans nos institutions juridiques. La manière dont nos ministres s’habillent en est une illustration. Le statut de nos gradés dans l’armée également. Tout est élaboré, mis en application.
S’agissant du devenir de la Francophonie, nous ne pouvons pas nous prononcer. Cela dépendra de la capacité de nos hommes d’État, surtout à relever le défi humiliant de la dépendance. De la capacité politique, intellectuelle, psychique, culturelle de nos dirigeants à relever les défis, à conscientiser la masse et à accepter que l’on gère nos patrimoines.
lesnouvellesdafrique.info : Quel est l’état des relations entre la France et l’Afrique, notamment avec ses anciennes colonies ?
Amadou Fall : Cela dépendra d’une lucidité de lecture des relations franco-africaines. Et de ce point de vue, quel sera l’état de ces relations. Est-ce que la France comprendra d‘une nouvelle ère ? Une nouvelle page doit-elle être vécue ?
Pendant plus de 60 ans, la France a agi seule dans ses relations économiques, culturelles et sociales avec ses ex-colonies. Il faut une nouvelle lecture de ces relations. Mais il faut se demander si les dirigeants sauront que les intérêts de leurs populations ne sont en vérité pas dans une relation outrancière où la France agira en maître. Auparavant, pour nouer des relations économiques avec d’autres pays, il fallait passer par la France, qu’elle donne son feu vert pour que ces pays puissent coopérer. Aujourd’hui, au Sénégal, on a beau critiquer le président Macky Sall dans ses actes, mais il faut reconnaître l’entrée en masse de la Turquie, de l’Inde et de la Chine.
Il faut qu’on entretienne cette dynamique, que l’on tienne en compte l’ouverture d’un monde multi globale qui puisse faire comprendre aux dirigeants qu’il faut nécessairement tourner cette page.
lesnouvellesdafrique.info : On dit que les États colonisés par la France sont en retard par rapport aux pays dits anglophones. Êtes-vous d’accord ou pas ?
Amadou Fall : Il y a une profonde mainmise de la France dans nos affaires intérieures que nous avons acceptée et digérée. Aimé Césaire disait que le malheur de l’Afrique, c’est d’avoir rencontré la France. Et cela veut tout dire. Ce malheur est toujours là, il est actuel. La France continue à nous guider et à nous mener en bateau. Nous sommes le seul continent à vouloir créer des États libérés, indépendants, sans une référence à notre patrimoine. Ce qui est à la limite aberrant. Je crois qu’il faut aller de l’avant.
lesnouvellesdafrique.info : Sur le plan économique, la France a-t-elle toujours le même poids en Afrique noire ?
Amadou Fall : la France ne pèse plus lourd que pendant les premières décennies des indépendances, car il y a d’autres puissances qui émergent. Par exemple, les BRICS, l’Inde, la Turquie, la Russie, la Chine.
lesnouvellesdafrique.info : Actuellement, force est de reconnaître que les pays « désireux » de jouer un rôle important dans les relations internationales adoptent l’anglais comme langue officielle. La langue française ne risque-t-elle pas d’être rétrogradée en Afrique ?
Amadou Fall : Aucun pays ne peut se développer et se libérer en utilisant la langue de son colonisateur. Le professeur Cheikh Anta Diop avait même dit dans ce sens que « le développement par le gouvernement d’une langue étrangère est impossible à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé ».
Quand est-ce que nous allons atteindre le processus d’acculturation ? Quand est-ce que l’on va rêver en français ? Quand est-ce que dans une discussion acharnée avec l’adversaire, on va utiliser une langue étrangère au lieu de la langue nationale ? Tout cela montre avec suffisance que nous n’avons pas encore atteint ce degré. Il est donc temps de prendre un autre virage, d’arrêter ce paradigme intellectuel, psychologique, culturel. De récupérer notre moi pour pouvoir sortir de l’ornière, de cet imbroglio culturel. En vérité, il y a une sorte de bourgeoisie culturelle qui est liée aux intérêts de la France qui veut nous faire croire qu’il est possible de se développer.
Un enfant de 5 ans peut vous faire frémir d’intelligence rien qu’en utilisant sa langue locale, car il sera dans son univers psychologique, culturel. Ce qui fait vivre son âme. À l’université où j’enseignais, certains étudiants souffraient avec la langue française, ils peinaient à s’en sortir parce que tout simplement, leur univers intellectuel, psychique fonctionne par rapport à leur univers local et familial. Avec la Francophonie, nous serons toujours en retard. Avec l’anglais non plus, nous ne pouvons nous développer. Même si la super puissance nous l’impose. Le développement est une pulpe vivante guidée de thèmes, de croyances inlassablement ressassées qui propulsent ces idées, ces thèmes dans le temps et dans l’espace.
Autrement dit, il faut nous abreuver de source originelle, de notre moi culturel, intellectuel, de notre psychisme pour penser au développement. Ce n’est pas en empruntant une langue autre que la nôtre que l’on va se développer. Il y aura ce qu’on appelle un avortement culturel, ce qu’il faut éviter. Mais malheureusement, nous sommes toujours dans cette marre d’une culture étrangère qui ne nous fait pas avancer.
Nous ne sommes pas des francophones, mais plutôt des Africaphones. Nous respirons Africains, pensons Africains et vivons Africains. Toute cette mystification politique qui fait que dans les joutes électorales, quand il s’agit de choisir un président de la République et des représentants du peuple, on s’adresse à ce peuple à travers les langues nationales. C’est cela le médium le plus adéquat et le plus efficace et structurant l’âme africaine. Même si nous ne pensons pas que la langue française puisse disparaître, elle est là depuis plus de 300 ans et elle accapare notre mental.
C’est une minorité dynamique qui a le pouvoir et qui ne veut pas lâcher et qui pense qu’en utilisant nos langues nationales, nous allons régresser. Il nous faut rebâtir notre moi à travers notre culture et nos psychismes.
lesnouvellesdafrique.info : Le rejet de Paris par les trois États de l’AES n’est-il pas un signe du déclin de la francophonie ?
Amadou Fall : Sans nul doute. C’est un fait palpable. Au regard de ce qui se passe aujourd’hui, on peut dire qu’il y a une nouvelle page qui s’ouvre en Afrique, notamment dans les pays du Sahel.
Nous pensons qu’une bonne lecture de ces relations entre la France et les États de l’AES pourrait conduire aux autres pays africains à exiger une réforme dans les relations franco-africaines. On peut dire que c’est le déclin intellectuel, culturel et politique de la France dans ces pays.