Oscars 2024 : l’opposition ougandaise, à l’affiche avec « Bobi Wine »

Bobi Wine avait choisi d’être musicien, il est devenu un homme politique, qui chante et risque sa vie au quotidien dans un pays dirigé d’une main de fer par Yoweri Museveni. Moses Bwayo et Christopher Sharp ont suivi pendant plusieurs années l’artiste. Il est le héros du documentaire « Bobi Wine : The People’s President » nommé aux Oscars.

Robert Kyagulanyi Ssentamu, alias Bobi Wine, est musicien et actuel chef de l’opposition ougandaise. Il est le leader de la National Unity Platform (NUP) et du People Power Movement. Le documentaire, Bobi Wine : The People’s President réalisé par Moses Bwayo et Christopher Sharp, retrace sur six ans l’activisme et le parcours politique de l’opposant ougandais malmené par un régime qui tente de l’éliminer, tout comme ses compagnons de lutte et ses partisans. Franceinfo Culture a rencontré Bobi Wine et Christopher Sharp, également coproducteur du film à Paris lors d’une projection du film nommé aux Oscars dans la catégorie meilleur documentaire.

franceinfo Culture : Que représente pour vous le fait d’avoir mis votre musique au service de vos concitoyens pour promouvoir la démocratie dans votre pays ?

Bobi Wine : Je ressens une grande satisfaction parce que je me suis lancé dans la musique pour moi, pour exprimer mes pensées et mes croyances, ainsi que celles des gens d’où je viens [Bobi Wine est né dans un bidonville de Kampala, la capitale ougandaise], des gens ordinaires. Au début, comme tous les autres artistes, j’étais un fêtard. Mais j’ai décidé d’utiliser ma musique pour vraiment prendre la parole, surtout après avoir compris qu’elle constitue une très puissante voix. Je suis très heureux que ma musique m’ait permis d’atteindre un autre niveau, notamment quand j’ai décidé de m’engager en politique.

Qu’est-ce qui est le plus difficile pour vous, excepté le risque d’être tué à tout moment par le régime de Yoweri Museveni ?

Bobi Wine : Beaucoup de choses le sont mais le plus difficile, c’est de regarder dans les yeux les parents de mes camarades décédés, de ramener chez eux leurs corps pour les enterrer. J’ai toujours le syndrome du survivant et le régime l’utilise d’ailleurs contre moi. Selon ce régime, qui tue les nôtres, c’est moi, Bobi Wine, qui emmène les enfants des gens à l’abattoir…

En décidant de suivre Bobi Wine, vous comptiez suivre un musicien. Mais l’aventure est devenue sociopolitique…

Christopher Sharp : Mon père est né en Ouganda et j’y ai grandi. J’ai vite compris qu’il s’agissait d’une dictature militaire. J’ai toujours pensé que Bobi serait le libérateur de l’Ouganda, dès notre première rencontre. J’ai donc été très honoré, tout d’abord de passer du temps avec lui et Barbie [l’épouse de Bobi Wine], puis de réaliser le film et de raconter leur histoire. Quand vous faites des documentaires, c’est pour changer le monde. Et ce film est capable de le faire.

Qu’avez-vous ressenti quand le documentaire a été nommé aux Oscars ?

Christopher Sharp : J’étais très heureux. Lors d’une séance de questions-réponses avec Bobi, quelqu’un nous a demandé ce que ça faisait de faire campagne pour les Oscars. Et Bobi lui a répondu : « Je ne fais pas campagne pour les Oscars, je fais campagne pour la libération de mon pays. » Et à chaque fois que le film est récompensé, l’exposition est de plus en plus importante. Ce qui renforce la protection des protagonistes du film, effraie davantage le régime ougandais, rend l’Occident plus coupable parce qu’il regarde ce pays qu’il subventionne et tout le monde peut voir à quoi cet argent sert. C’est ce que le cinéma peut faire. Ce film peut aider à libérer l’Ouganda.

Comme votre musique, Bobi Wine…

Bobi Wine : La musique est très puissante. La poésie aussi. Je parlerai même du pouvoir de l’art en général. J’ai d’abord été chanteur et mes chansons et paroles envoyaient de puissants messages. Il n’est pas étonnant que ma musique soit interdite en Ouganda. Aujourd’hui, l’art dans le film s’avère également un puissant outil, donc oui, l’art continue d’être le pilier de notre lutte.

Christopher Sharp et Moses Bwayo, qui ont réalisé ce documentaire, plongent dans l’intimité d’un couple, celui que vous formez avec votre épouse Barbie Kyagulanyi. Vous êtes indissociables dans cette lutte politique. C’est pour l’Ouganda et vos enfants que vous êtes engagés dans ce combat ?

Bobi Wine : Nous le faisons d’abord pour nous-mêmes parce que nous voulons être libres. Je veux être libre. Ma femme veut être libre, mes amis veulent être libres, tout le pays veut être libre. Ils se sont tournés vers moi, m’ont dit que j’avais une voix forte. Pourquoi ne parles-tu pas à ce type [le président ougandais], m’ont-ils encore dit. Et ils m’ont tellement donné confiance en moi que je le fais et nous le faisons même si c’est très brutal. Mais au moins, nous savons que nous avons pu faire bouger les choses, mettre le régime mal à l’aise

Est-ce que c’est facile de laisser entrer des gens dans votre intimité ?
Bobi Wine :
Honnêtement, ce n’était pas facile. Je me suis plié à l’exercice parce que c’était une bonne idée de raconter notre histoire pour inspirer les jeunes. Cependant, nous n’avons pas tout de suite laissé entrer la caméra dans notre intimité. Mais avec le temps, nous avons fini par oublier la caméra et ceux qui la tenaient, notamment Moses, sont devenus des camarades parce qu’ils ont été frappés avec nous. Ils ont été arrêtés avec nous. Nous avons ri ensemble, pleuré ensemble.

Comment le tournage s’est organisé alors que la mort plane sur Bobi Wine et son entourage, y compris votre équipe ? Y a-t-il un moment où vous avez eu peur particulièrement pour Bobi Wine, vous ou votre équipe pendant ce tournage ?

Christopher Sharp : J’ai un fantastique coréalisateur, Moses Bwayo, et nous avions des personnes tout aussi fantastiques derrière les différentes caméras du dispositif. J’ai toujours eu peur pour l’équipe, en particulier pour les cameramen. Moses s’est fait tirer dessus. Il a passé du temps en prison. Beaucoup de gens qui se déplaçaient avec Bobi ont été blessés. Et les gens que vous voyez dans le film ne sont pas ceux qui sont le plus mal en point. Ceux que vous ne voyez pas souffrent davantage : ils se font arrêter quand ils ont un chapeau à l’effigie de Bobi Wine ou même un autocollant. Ils sont torturés et vous les retrouvez dans un fossé. Le moteur d’une dictature, c’est la peur. Si les gens ont peur, ils se taisent. Les gens se tournent vers Bobi pour cela.

On ne sait jamais quand on commence à faire un documentaire comme celui-ci. C’est un acte de foi. Bobi pouvait être emprisonné ou même pire, tué au bout d’une semaine. Quand son chauffeur a été abattu, j’ai cru que Bobi était mort et que tout était fini. Il y a deux mois, j’étais avec Barbie à Londres. Bobi était en Ouganda, dans l’ouest du pays, et il faisait campagne. Barbie a reçu un message d’une ambassade européenne, qui savait manifestement comment la joindre, et qui l’a informée d’un complot pour assassiner son mari. Il fallait immédiatement le sortir de là où il était. La menace est permanente.

Vous dites pourtant, Bobi Wine, dans le documentaire, qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur alors qu’il y a évidemment matière. Nous avons vu ce qui est arrivé à l’opposant russe Alexeï Navalny. Comment gère-t-on cette menace quotidienne ?

Bobi Wine : J’ai évidemment peur. Mais je dis que nous ne devrions pas avoir peur parce que, comme Navalny, tous ceux d’entre nous qui essaient de défier de puissants dictateurs sont des morts vivants. Poutine, qui est le parrain de Museveni, l’a fait. Si cela peut arriver à Navalny [qui avait également fait l’objet d’un documentaire qui a remporté l’Oscar en 2023, qui est si populaire, connu des gouvernements occidentaux, qu’en est-il de moi ? Je sais que tout peut m’arriver. C’est pourquoi j’utilise le temps qui m’est imparti pour sensibiliser le plus grand nombre de personnes possibles. Ainsi, si le pire m’arrivait, le monde en serait informé et des personnes pourraient être inspirées par mon combat.

Qu’espérez-vous pour votre pays ?

Bobi Wine : La liberté. J’espère que l’Ouganda sera libre, sera un pays où l’on n’a pas à vivre dans la peur, où nous ne devons plus craindre de dire la vérité par peur des conséquences. Nous voulons vivre dans un pays où l’on respecte les droits de l’homme, où des centaines de milliers de personnes n’ont pas besoin de fuir leur maison pour éviter d’être persécutées pour leur opinion politique. Nous voulons vivre dignement dans notre pays. À l’international, je veux que mon pays soit perçu comme le plus bel endroit de la planète Terre, parce que c’est vrai, et pas comme un pays de dictateurs, celui d’Amin et de Museveni.

Alors que vous souhaitez vivre dans une démocratie en Ouganda, on observe dans le monde que les régimes autoritaires ont le vent poupe et les grandes démocraties se fragilisent. Comme aux États-Unis avec Donald Trump, probablement le futur candidat des Républicains à la présidentielle. Que vous inspire tout cela ?

Bobi Wine : L’histoire de l’Ouganda et celles de nombreux autres pays en Afrique devraient servir de leçon au monde entier, y compris à l’Amérique et à l’Europe. Chaque fois qu’une dictature veut s’installer, il faut la neutraliser immédiatement. Sinon elle passera de l’état de graine à celui d’arbre. Nous savons que l’Amérique est la plus grande démocratie du monde, mais regardez ce qu’il se passe avec Trump. Même ici, en Europe, Loukachenko en Biélorussie, Poutine…

En dépit de la mauvaise expérience de 2021, vous allez vous présenter de nouveau à l’élection présidentielle ?

Bobi Wine : Oui, parce que c’est le seul moyen que nous avons. Nous ne pouvons pas nous battre avec des armes parce que nous savons ce qui est arrivé aux gens en Syrie. Les dictateurs veulent toujours que vous adoptiez leur propre style de combat. Tout ce qu’ils connaissent, c’est la violence. Tout ce qu’ils ont, c’est la violence. Par conséquent, nous voulons rendre cette violence inopérante et leur opposer la non-violence.

En fait, pour moi, il ne s’agit pas d’être président. J’essaierai de provoquer la chute du général Museveni et si ce dernier tombait aujourd’hui, je ne sais pas si je me présenterais ou non. Je ne me présente que parce qu’il est là et que tout indique que les gens comptent sur moi.

Quel est votre souvenir le plus marquant de ce documentaire ?

Christopher Sharp : Il y a une scène dans le film où nous sommes ensemble à Washington. Nous sommes en voiture et je parle à Bobi. Il confie alors que Museveni était son révolutionnaire préféré. Et Bobi de poursuivre : « Vous avez dit que le problème de l’Afrique et de l’Ouganda en particulier, ce sont les dirigeants qui sont restés au pouvoir trop longtemps. Qu’est-ce qui vous est arrivé ? ». Pour moi, cela résume bien la situation. Tout dépend de la façon dont les gens arrivent au pouvoir. Museveni a pris le pouvoir en tuant un demi-million de personnes. Il n’y a qu’à voir Mugabe [l’ancien président zimbabwéen, dictateur qui fut autrefois un libérateur]… Le film ouvre tellement de portes. Les gens disent souvent à Bobi qu’il deviendra un Mugabe mais je ne le pense pas parce qu’il arrivera au pouvoir pacifiquement. Par ailleurs, il ne deviendra pas un Mugabe parce que je l’aurai à l’œil (rires)…

Bobi Wine : Certainement (rires).

Christopher Sharp : Bobi dit toujours qu’il faut, la première année d’un mandat, faire en sorte de mettre en place les institutions qui vous écarteront du pouvoir.

Bobi Wine : Avec ce que Museveni est devenu, je ne me fais même plus confiance. L’exemple de Macky Sall au Sénégal …Le pouvoir corrompt et je suis un être humain. Je dois me prémunir de cela en mettant en place des institutions qui survivent à la cupidité humaine.

Que dites-vous à vos enfants, qu’il faut également protéger sur tous les plans, comme on le voit dans le documentaire ?


Bobi Wine : La vérité désormais. Longtemps, ma femme et moi ne le leur avons pas dit. Mais ils la découvraient à l’école. Leurs amis leur disaient que leur père était en prison et pour eux, ceux qui vont en prison sont des criminels. Par conséquent, nous leur devons la vérité. Cela nous a beaucoup aidés parce que, maintenant, nous sommes amis avec nos enfants. Ils comprennent quand je ne suis pas à la maison. Ils ne m’en veulent pas, tout comme à leur mère. Ils savent que nous essayons d’œuvrer à quelque chose de plus grand. Ils comprennent aussi que beaucoup d’autres enfants n’ont pas de parents parce que nous leur avons, en quelque sorte, causé des ennuis. À ce titre, nous avons une responsabilité et ils le comprennent.

Source : Franceinfo

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