Professeur Abdou Salam Fall l’immortel !

Par Dr Cheikh Guèye

Directeur de Recherche titulaire des Universités (de classe exceptionnelle), membre de l’Académie Nationale des Sciences et Techniques du Sénégal, Président du Conseil scientifique du Laboratoire de Recherche sur les Transformations Économiques et Sociales (LARTES-IFAN) qu’il a créé, est immortel. Pas seulement parce qu’il est académicien mais parce que ses travaux, ses étudiants et leurs travaux, ses actions pendant plus de 50 ans sur les chemins du développement lui survivront pour l’éternité.

Dans un enregistrement récent pour préparer ce qui devait être son hommage de son vivant en novembre 2025 par l’Université Cheikh Anta Diop, je me demandais quel champ des sciences sociales il n’a pas labouré avec des travaux qui aujourd’hui inspirent et structurent les politiques économiques, sociales et culturelles.

Que de chemin parcouru depuis notre participation commune à la troisième rencontre du Réseau International pour la promotion de l’économie sociale et solidaire à Montréal en 2001 ! Représentant Enda Tiers Monde invité au titre d’organisation avant gardiste des Suds qui a dès les années 70 mené la bataille pour une reconnaissance de formes et pratiques d’économie non formelles, j’y ai découvert avec Abdou Salam Fall l’univers de l’économie sociale et solidaire. Jeune Docteur, je venais d’être recruté après avoir soutenu une thèse à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg sur la ville de Touba et commencé à travailler à sa publication. Cette thèse exprimait le grand intérêt que j’ai toujours eu pour les formes d’activités économiques dans lesquelles j’ai baignées depuis ma prime jeunesse, au sein de ma famille et avec les amis avec lesquels j’ai grandi au populeux quartier de Grand Yoff. Les allers et retours entre ces secteurs économiques dits « informels » et le monde académique ont forgé chez moi un sentiment de malaise que je vis encore aujourd’hui. Depuis presque 60 ans, la réflexion sur la manière d’aborder l’économie dite « informelle » par rapport à la pensée du développement piétine. Il est encore difficile de « déminer » le terrain de la recherche et de la stratégie sur ce secteur du point de vue psychologique et méthodologique. Du point de vue de la reconnaissance, de la formalisation, de la mesure de sa contribution réelle aux comptes économiques et sociaux, les démarches semblent encore erratiques ou insatisfaisantes. Pourtant, les activités économiques dites informelles représentent encore le principal lieu de création d’emploi et sa part du PIB est estimée selon les sources entre 50 et 65%.

Touba représente la capitale symbolique du secteur et est devenue démographiquement le premier département du Sénégal et la deuxième agglomération du pays.  Au-delà d’être reconnue et mieux intégrée dans les comptes nationaux, l’économie informelle constitue également une réalité territoriale incontournable qui restructure l’espace national et la vie de relation.

Que de chemin parcouru depuis les premières évocations de l’économie sociale et solidaire ou économie populaire au Sénégal dans les années 70 et 80 avec Jacques Bugnicourt, Philippe Engelhard et Emmanuel Ndione, Jean Jacques Guibbert d’Enda Tiers Monde, avec les nombreux métiers accompagnant l’urbanisation de Dakar et les études de l’équipe de Philippe Antoine, Philippe Boquier, Abdou Salam Fall, Youssou Mbargane Guissé de l’ORSTOM sur les réseaux d’insertion individuelle et collective, etc.

La préparation de la quatrième rencontre de l’économie sociale et solidaire à Dakar entre 2001 et 2004 a été le tournant et l’occasion inédite d’une réflexion approfondie et collective sur l’ESS comme réponse conceptuelle, politique et stratégique sous le leadership intellectuel, scientifique et social du Professeur Abdou Salam Fall. Pendant quatre ans, à Dakar, à Bamako, et dans d’autres capitales d’Afrique de l’ouest, il a mobilisé et intéressé des milliers d’acteurs de l’économie sociale et solidaire pour leur faire prendre conscience du potentiel de leurs secteurs et de leurs activités et à se respecter pour se faire respecter et prendre en compte. Je garde jalousement le souvenir indélébile du « Train de l’économie sociale et solidaire » qui de Dakar à Bamako a permis tout au long du chemin de susciter une mobilisation populaire, notamment celle des femmes dont le dynamisme dans l’économie sociale et solidaire n’est plus à démontrer. La réussite de la rencontre a encore plus crédibilisé le secteur et démontré son importance en termes de ressources financières et matérielles, mais également de richesses immatérielles, de la créativité, du talent, des symboles intrinsèques, de l’engagement, du relationnel, etc ;

Un autre élément a été décisif dans cet aboutissement et qui est une première scientifique : la mise en lien que nous avons suscité de manière novatrice entre l’économie informelle et l’économie sociale solidaire. Nous avons démontré que la réussite relative de ce type d’économie en Afrique repose avant tout sur une capacité presque identitaire et culturelle des individus et surtout des groupes et communautés à anticiper les évolutions tout en gardant la souplesse dans les stratégies. Leur similarité et leur interpénétration étaient des lieux communs scientifiquement et stratégiquement fertiles. Cela nous avait inspiré les lignes suivantes dans un article que nous avions produit à l’époque avec passion : « L’économie sociale et solidaire  comme l’économie informelle sont à la fois celles du partage et de l’accumulation, du profit monétaire et des plus-values symboliques. La confiance est un principe moteur et lubrifiant de l’économie sociale et solidaire et sous ce rapport, l’intermédiation est une activité centrale. Les logiques communautaires et l’interconnaissance qu’elles génèrent, restent donc les moteurs de la relation de confiance. La dépendance de l’un à l’autre dans une transaction commerciale est un avantage dans l’économie sociale et solidaire et l’intérêt commun se joue dans les modalités d’activation des liens sociaux qui se tissent et se reconfigurent à foison, reflet de l’ingéniosité des acteurs et de la densité des réseaux sociaux au cœur desquels s’ancrent les liens économiques. L’esprit entrepreneurial dont l’économie sociale et l’économie informelle sont le lieu d’apprentissage et de mise en pratique est irrigué par le sens que les acteurs donnent à leur vie, Sans qu’on puisse évoquer une vocation à l’intérêt général, ces acteurs surfent dans leurs groupes d’appartenance, y puisent leurs ressources, contribuent à l’insertion et à l’autonomisation de leurs cadets dans un processus de redistribution inégalitaire certes, mais insérée dans une humanisation des rapports d’échanges. C’est leur insertion dans leurs réseaux sociaux et leur entregent qui restent la sécurité de leurs entreprises. . . L’ESS et l’économie informelle produisent leurs propres règles et codes de conduite, mobilisent des acteurs qui développent des activités articulées les unes aux autres et fonctionnent sur la base de relations (familiales, claniques, religieuses). Leurs systèmes de production (d’accumulation et de redistribution) est souvent de type communautaire ou réticulaire. Exigeant moins de pré-requis (financier, qualification professionnelle, etc.), elles ont un système de prise en charge sociale défini par la communauté et produit diverses plus-values matérielles (économiques, financières) et immatérielles (sociales, politiques, symboliques, etc.). Ce modèle a ses symboles, ses principes, ses valeurs, ses pratiques. Les cultures de l’Afrique de l’Ouest ont secrété des proverbes et des catégories sémiques qui disent l’esprit du modèle et son autonomie. Autrement dit, l’économie dont on parle a engagé un processus de reconstruction sociale et politique. Mais ce qu’il faut souligner, c’est qu’elle est en concurrence avec le modèle dominant tout en sélectionnant son rapport avec lui (la modernité économique, en particulier, n’est pas purement et simplement rejetée, mais elle est “ domestiquée ” et appropriée…). Cette réflexion pose la question de fond du rapport entre autonomie et dépendance qui constitue le paradoxe sur lequel cette économie fonctionne. L’économie sociale est ainsi le creuset de la construction d’un nouveau projet de société si elle ne relève pas d’un projet de société déjà existant ».

Vingt ans après, la graine ainsi semée, a germé, fleuri et généré des fruits : parmi ceux-ci, la création depuis plusieurs années maintenant d’une direction puis d’un secrétariat d’Etat et enfin d’un Ministère plein pour reconnaître et soutenir l’économie sociale et solidaire. Au-delà des aspects institutionnels, ce sont des centaines de milliers d’acteurs dont les activités économiques et pratiques sociales sont ainsi reconnues auprès des plus hautes autorités. Mais c’est surtout en grande partie la nouvelle inspiration idéologique souverainiste portée par l’arrivée dans l’espace politique de PASTEF et qui a pris le pouvoir en mars 2024 qui sort l’économie sociale et solidaire des marges institutionnelles et le propulse comme levier du changement de modèle économique décoloniale. L’économie sociale et solidaire semble encore plus que jamais progresser dans les priorités gouvernementales et programmatiques

Ce n’est donc que justice et cohérence si toutes les stratégies nationales portent l’empreinte du Professeur Abdou Salam Fall, appelé à tout bout de champs ces dernières années pour animer la réflexion afin de donner du contenu à la nouvelle volonté politique de l’État et des acteurs non étatiques : fora, lettres de politique, formations et renforcement de capacités, dialogues politiques, etc. Le manuel de formation dont ce texte constitue la post-face vient apporter une réponse à un besoin largement exprimé depuis quelques années par l’État, les Organisations à but non lucratif, les entreprises d’économie sociale et solidaire, les entrepreneurs, les instituts de formation, les universités, etc.

Salam éternel pour Abdou Salam ! Tu pourras te reposer à Gaya, cette localité que tu chérissais tant et dont tu étais si fier. Je perds en toi un grand frère mais jumeau (même jour d’anniversaire qu’on a encore fêté ensemble en février 2025), un mentor empathique mais rigoureux, et surtout une référence dans notre destin commun. Au revoir Salam !

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