Une dérive autoritaire, telle est qualifiée par beaucoup d’observateurs de la scène politique, la décision des autorités maliennes de dissoudre les partis politiques. Mais il est essentiel pour toute société en recomposition de se prévaloir du juste milieu entre préserver la stabilité nationale et consolider l’espace d’expression citoyenne selon Kag Sanoussi, écrivain et initiateur des concepts de l’Intelligence Négociationnelle et de la Pratique de la Pensée Centrale.
Il revient dans cet entretien sur ce décret présidentiel du 13 mai dernier qui dissout les partis politiques et les organisations à caractère politique sur toute l’étendue du territoire.
Lesnouvellesdafrique.info (LNA) Est-ce une surprise, cette décision de la junte de dissoudre les partis politiques au Mali alors que des centaines de citoyens sont sortis le 3 mai dernier, pour la première fois depuis l’arrivée de la junte, pour dénoncer les nombreuses restrictions des libertés ?
Kag SANOUSSI : je vous remercie pour cette sollicitation et l’attention portée à mon regard sur la situation au Mali.
Permettez-moi, en préambule, de rappeler que je n’utilise pas le terme de “junte” pour qualifier les nouvelles autorités maliennes. Ce mot est chargé d’une connotation péjorative et induit, consciemment ou non, un parti pris qui peut brouiller l’analyse. La Pratique de la Pensée Centrale à laquelle je souscris nous invite à prendre de la hauteur, à désamorcer les charges émotionnelles des mots pour mieux comprendre ce qui se joue et poser des diagnostics lucides.
Pour répondre à votre question : je suis à moitié surpris par cette décision. D’un côté, certaines formations politiques avaient été publiquement accusées de collusions supposées avec des groupes armés terroristes et d’activités considérées comme menaçant la sécurité nationale et la stabilité institutionnelle. Il était donc prévisible que les autorités prennent des mesures de contrôle sur l’espace politique. Mais de l’autre, l’ampleur et la forme radicale de cette décision n’étaient pas attendues dans un contexte où le climat social commençait à se tendre, comme l’ont montré les manifestations du 3 mai dernier.
Cette mesure est naturellement diversement appréciée. Pour certains, elle constitue un recul démocratique et une restriction des libertés publiques ; pour d’autres, elle s’apparente à une mesure de salubrité politique nécessaire dans une période de refondation où la souveraineté et la sécurité nationale sont posées en priorités absolues.
Quoi qu’il en soit, il importe de rappeler que les partis politiques demeurent l’une des expressions organiques de la vitalité politique d’une nation. Il semble que les autorités maliennes travaillent à l’élaboration d’un nouveau cadre légal et éthique de régulation des partis politiques, qui devrait permettre à terme de garantir la pluralité sans compromettre la sécurité et l’intégrité du processus de refondation en cours.
Dans toutes les trajectoires politiques, l’amour de la patrie doit rester la boussole commune. C’est elle qui permet, même dans la divergence, de trouver les compromis utiles et les chemins de réconciliation nationale durable.
J’invite très clairement avec insistance et lucidité, à privilégier dans ce type de situation la pratique de la Pensée Centrale. Il ne s’agit pas d’une posture de neutralité molle ni d’un artifice visant à lisser artificiellement les contradictions. Le Praticien de la Pensée Centrale assume pleinement les divergences, les reconnait dans leur complexité, mais choisit délibérément de déplacer le centre de gravité de la négociation ou du dialogue sur le plus petit dénominateur commun, fut-il ténu. Ce point d’accord minimal, souvent lié aux intérêts fondamentaux partagés, qu’ils soient de sécurité, de survie, de dignité ou de stabilité, devient alors le socle opérationnel sur lequel rebâtir des dynamiques constructives.
Cette démarche devrait constituer la doctrine cardinale et le réflexe stratégique de tout acteur qui gouverne, dirige ou aspire à exercer des responsabilités dans des environnements complexes et polarisés.
LNA : Est-ce que le général Assimi Goïta n’est pas en train de ramer à contre-courant sur les promesses tenues, celles parmi lesquelles de rendre le pouvoir aux civils en 2024 ? Je rappelle qu’une concertation nationale tenue en avril dernier et boycottée par la majorité des formations politiques veut le proclamer comme Président de la République pour un mandat de cinq ans sans passer par une élection.
K.S : je veille à m’éloigner des lectures personnalisantes ou réductrices pour privilégier une analyse des dynamiques en profondeur. Ce qui se joue au Mali dépasse en mon sens les individus et les échéances immédiates.
Il convient de rappeler que dans des contextes exceptionnels, les schémas politiques traditionnels peuvent être réinterrogés, mais en respectant le cadre législatif qui le permet.
Ce qui importe aujourd’hui, c’est que les Maliens, dans leur diversité, puissent trouver les modalités de gouvernance et de cohésion qui répondent à leurs priorités. Notre rôle, à nous observateurs et facilitateurs, est de demeurer à l’écoute des dynamiques internes, sans projeter des modèles préétablis, et de soutenir ce qui concourt à la stabilité et à la paix durable.
Dans une équipe de football, quand vous apercevez un attaquant courir ballon au pied vers ses buts et non les buts adverses, est-ce qu’il rame contre-courant ou met-il en place une stratégie ? Seule la fin de l’action permettra de savoir.
Cette approche est le fervent de GBADAMASSI, un outil construit sur la base des valeurs africaines et qui permet à son praticien de savoir être à la fois, couché, assis et debout ou en d’autres termes savoir conjuguer les fonctions d’attaquant, de milieu de terrain et de défenseur comme dans une équipe de football.
La complexité du contexte malien ne permet pas me semble-t-il, de faire une analyse linéaire et encore moins de poser de manière catégorique, les postulats d’une position.
Je pense et j’ai espoir que le peuple malien, parviendra à construire sa trajectoire collective en fonction de ses réalités et de ses aspirations profondes.
LNA : Quelles conséquences cette décision peut-elle engendrer selon vous chez les citoyens maliens ? Doit-on craindre une vague de répression ?
K.S : je considère que chaque décision politique majeure produit des effets à plusieurs niveaux : certains visibles immédiatement, d’autres plus diffus et de long terme. Ce qu’il faut observer au Mali, c’est l’équilibre délicat entre la préservation de la stabilité nationale et le maintien des espaces d’expression citoyenne, qui sont essentiels dans toute société en recomposition. Les décisions récentes peuvent naturellement susciter des inquiétudes et des frustrations dans une partie de la population, c’est normal dans tout contexte où les repères politiques traditionnels sont bouleversés. Toutefois, plutôt que de céder à des lectures alarmistes ou de projeter des scénarios de répression, il convient de suivre avec vigilance et lucidité la capacité des autorités à gérer cette transition avec discernement, rigueur, clairvoyance et non de chasse à l’homme.
Je demeure convaincu que le peuple malien reste profondément attaché à sa dignité, à sa souveraineté et à la préservation de la paix civile. Dans ces contextes de tensions latentes et de polarisations possibles, il devient vital de maintenir vivantes les voix modérées et les espaces de médiation. Plus encore, je crois que c’est la pratique de l’Intelligence Négociationnelle qui doit être érigée en boussole et en sauf-conduit collectif. Cette capacité stratégique à décoder les signaux faibles, à anticiper les crispations, à repositionner les intérêts au-delà des postures et à bâtir des passerelles intelligentes entre les parties constitue aujourd’hui un impératif. Elle permet de désamorcer les antagonismes stériles, de protéger le socle commun et d’accompagner les dynamiques sociales vers des issues apaisées, inclusives et durables.
Là où l’émotion et l’affrontement menacent de l’emporter, l’Intelligence Négociationnelle doit devenir le réflexe salvateur de toute gouvernance responsable et de toute médiation prospective.
LNA : Est-ce que cette dissolution ne viole pas la Constitution malienne qui garantit l’existence des partis politiques mais aussi le principe du multipartisme ?
K.S : il est vrai que la Constitution malienne, dans ses dispositions, garantit le multipartisme et la liberté d’association politique. Toutefois, en contexte de transition exceptionnelle, l’application des principes constitutionnels se retrouve souvent confrontée aux impératifs de sécurité nationale et de préservation de la cohésion sociale.
Je rappelle qu’au-delà des textes modernes, le Mali possède une tradition millénaire de gouvernance fondée sur la concertation, la responsabilité collective et la dignité humaine, comme l’atteste la Charte du Manden (Kurukan Fuga, 1236), l’un des premiers textes au monde à proclamer la liberté d’expression, le droit à la différence et le respect de la vie humaine.
C’est à l’aune de ces héritages que doivent aujourd’hui s’apprécier les décisions majeures, y compris celles concernant l’organisation politique. L’essentiel n’est pas uniquement de juger de la conformité immédiate à un article de la Constitution, mais de veiller à ce que les décisions prises contribuent à préserver le vivre-ensemble, la paix civile et la souveraineté populaire, qui sont des valeurs profondes de la mémoire politique malienne.
Ce que je retiens surtout, c’est que les autorités de transition devront démontrer leur capacité à inscrire leurs actes dans cette tradition de respect de la dignité collective et à réorganiser l’espace politique sans porter atteinte à l’expression citoyenne, conformément à l’esprit de la Charte du Manden, qui reste une référence morale et philosophique pour le continent.
LNA : Existe-t-il sur le plan juridique un moyen pour les partis politiques d’attaquer cette dissolution ?
K.S : d’un point de vue théorique, toute décision administrative ou politique qui touche aux droits garantis par la Constitution ou les textes en vigueur peut, en principe, faire l’objet d’un recours juridictionnel ou d’une contestation devant les instances compétentes, qu’il s’agisse du Conseil constitutionnel, des juridictions administratives ou, dans certains cas, d’instances sous-régionales. Ou même auprès de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) dont le Mali a ratifié le protocole et a même déposé la déclaration facultative permettant aux individus et aux ONG de le saisir directement.
Toutefois, il faut rappeler que dans un contexte de transition exceptionnelle comme celui que traverse le Mali, le cadre juridique ordinaire est souvent redéfini, suspendu ou réaménagé par des actes à portée exceptionnelle, ce qui limite ou encadre les possibilités de recours. La question est donc moins juridique que politique et sociétale.
Je crois que les solutions les plus durables ne se construisent pas uniquement dans les prétoires, mais dans la capacité des acteurs nationaux à renouer le dialogue et à refonder ensemble un cadre politique qui garantisse à la fois la stabilité, la souveraineté et l’expression pluraliste.
Pour finir, j’ai la conviction que la situation malienne est une école ouverte, qui voit de nouveaux paradigmes émerger en termes de gouvernance, de diplomatie, de management économique, de gestion des différends et de la relation aux peurs. Quels que soient les positionnements des uns et des autres, cette séquence historique rappelle la nécessité, pour les leaders et les peuples, de développer une capacité d’adaptation stratégique, de résilience et d’écoute active.
À ce titre, les enseignements du caméléon (Agama), figure totem dans plusieurs traditions africaines, offrent une clé précieuse.
En gouvernance, cette leçon est capitale : il s’agit de savoir sentir le vent du moment, de se repositionner avec souplesse sans renier ses fondamentaux, et d’ajuster ses postures pour préserver l’essentiel. C’est dans cette capacité à conjuguer fermeté des principes et agilité tactique que se forge la stabilité durable.
Ainsi, plutôt que de figer nos lectures et positions, il est peut-être temps d’adopter cette posture d’Agama.
Kag SANOUSSI est Président de l’Institut International de Gestion des Conflits ; Initiateur des concepts de l’Intelligence Négociationnelle et de la Pratique de la Pensée Centrale. Co-coordonnateur général du Master Professionnel International, en Diplomatie, Stratégie Négociationnelle, Médiation, Gestion des Conflits et Gouvernance, il est auteur et son dernier ouvrage est « Agama, l’art de gouverner « .