Par Bineta Gueye Thiam, Présidente de WASSOR Womanity, doctorante en psychologie et Academic Associate à Nottingham Trent University (Royaume-Uni)
La récente déclaration du Premier Ministre, Monsieur Ousmane Sonko, sur la santé mentale constitue une rupture historique. Pour la première fois, un chef de gouvernement sénégalais affirme, sans détour, que la souffrance psychique de nos concitoyens ne peut plus être ignorée, reléguée, ni médicalisée à outrance.
En érigeant la santé mentale en priorité nationale, il inscrit son action dans une démarche profondément humaniste et courageuse. Cet engagement, articulé autour d’un plan stratégique 2024–2028 et d’un appel à la réforme de la loi de 1975, mérite toute notre reconnaissance. Mais cet espoir est en danger. Et il ne vient pas du Sommet, il vient des tréfonds de l’appareil administratif, où l’inertie institutionnelle agit comme un poison lent.
Un Engagement Visionnaire… Et Des Freins Pathologiques
Le Premier Ministre a identifié les chantiers cruciaux : révision législative, coopération interministérielle, mise en œuvre rigoureuse. Son bureau incarne une nouvelle génération de leadership déterminé à passer des mots aux actes. Mais dans l’ombre, certains directeurs et directions, que l’on pourrait appeler, en termes psychanalytiques, des « agents de résistance », s’emploient à freiner l’élan.
Comme dans tout processus thérapeutique, le symptôme lutte contre sa propre guérison. Le système bureaucratique sénégalais présente une forme de « sabotage institutionnel inconscient » : au lieu d’exécuter la vision politique, certains fonctionnaires parasitent l’action publique, noient les réformes dans la paperasse ou les réduisent à des simulacres logistiques. Ils agissent, non pour soigner la fracture sociale, mais pour préserver leur zone de confort.
Une Loi Obsolète, une Nation en Détresse
La loi de 1975, toujours en vigueur, reste le symbole d’un système répressif et stigmatisant. Elle permet encore l’internement sans consentement, sans recours, sans espoir. La dénonciation de cette loi par le Premier Ministre est donc salutaire — mais elle ne suffira pas.
La souffrance mentale ne se traite pas uniquement avec des psychiatres ou des neuroleptiques. Elle exige une réponse holistique : éducative, sociale, communautaire. Et surtout, elle exige que les institutions cessent de jouer contre leur propre camp.
Chaos des Pratiques, Abandon Éthique
Aujourd’hui encore, des professionnels de santé mentale exercent sans régulation claire, avec des approches parfois antagonistes, voire contraires à l’éthique. Les familles en détresse sont livrées à un patchwork d’intervenants non encadrés, sans transparence sur leurs compétences réelles.
Il existe certes une Association Sénégalaise de Psychologie, mais elle semble traversée par une crise identitaire profonde : est-elle un espace pour les psychologues ? Pour les psychothérapeutes ? Reconnaît-elle la différence fondamentale entre ces deux disciplines ? Cette confusion terminologique et conceptuelle reflète un manque de clarté institutionnelle, qui, au lieu de protéger le public, l’expose à des risques supplémentaires.
Mais au-delà des structures, une question cruciale demeure : Où sont les professionnels ? Où est la passion ?
Pourquoi tant de praticiens attendent-ils qu’une autorité extérieure définisse leur rôle, leur cadre, leur responsabilité ? Pourquoi n’y a-t-il pas de mobilisation collective pour défendre l’éthique, la qualité et la dignité des soins ?
Ce repli passif peut être lu comme une forme de position infantile psychique : celle qui attend un “parent législateur” pour agir, plutôt que de prendre en charge sa propre autonomie professionnelle. Or, la posture clinique elle-même exige maturité, courage, et responsabilité intersubjective.
Soigner, c’est aussi se lever.
Il devient donc impératif de créer un Ordre National des Professionnels de la Santé Mentale, indépendant, transparent, et doté d’un pouvoir de régulation. Un tel organe permettrait :
d’encadrer les pratiques,
de sanctionner les dérives,
de clarifier les statuts professionnels,
et de garantir un socle éthique commun à tous les intervenants — psychologues, psychiatres, psychothérapeutes et travailleurs sociaux.
Cette crise s’étend jusqu’au monde universitaire. Il est urgent de réformer la formation académique en santé mentale au Sénégal :
Harmoniser les curricula dans les universités sénégalaises selon des standards internationaux ;
Clarifier les rôles et fonctions des différents métiers de la santé mentale ;
Rendre obligatoire la supervision clinique dans les parcours de formation ;
Intégrer des modules sur la traumatologie, les approches communautaires et la justice sociale.
L’université ne peut plus produire des praticiens déconnectés du terrain, incapables de répondre aux réalités locales ni d’agir face aux urgences psychologiques contemporaines.
Sabotage Doux et Réformes en Sursis
Le danger n’est pas dans les discours, mais dans l’inaction codifiée, l’évitement administratif, les micro-agressions institutionnelles qui finissent par désactiver même les plus belles intentions politiques.
Quand l’énergie du Cabinet du Premier Ministre se heurte à une forme de passivité organisée dans les ministères, c’est tout un peuple qu’on prive de soin. C’est comme si l’inconscient administratif travaillait à s’auto-détruire, et à effacer les traces de sa propre transformation.
L’Appel de la Dignité
Il est temps :
De réviser la loi de 1975 avec des garde-fous clairs, ancrés dans les droits humains ;
De confier la gouvernance du Plan National 2024–2028 à des experts indépendants, et non à ceux qui ont failli hier ;
De créer un cadre éthique national pour tous les professionnels de la santé mentale, afin de garantir sécurité et qualité aux patients ;
De rompre avec l’approche hypermédicale, au profit de stratégies ancrées dans l’éducation, la prévention, et le soutien communautaire.
Un Premier Ministre en Avance sur Son Administration
L’histoire retiendra que Monsieur Ousmane Sonko a été le premier Premier Ministre à faire de la santé mentale une cause nationale. Mais il faudra aussi se souvenir qu’à chaque étage des ministères, des mécanismes de blocage subtils se sont mis en place, comme pour dénier ce progrès naissant.
Ne nous y trompons pas : la santé mentale n’est pas une affaire technique. C’est une bataille pour la dignité, une lutte contre la déshumanisation silencieuse. Le peuple sénégalais a besoin de soins, mais aussi de justice et de considération.
Il ne reste plus qu’à passer à l’acte. Et pour cela, il faut désactiver les résistances internes, comme on traiterait un traumatisme enfoui, avec lucidité, courage et engagement.
Le temps presse.