Divorce acté entre la CEDEAO et l’AES : quel avenir pour la sous-région ?

Une rupture désormais officielle

Malgré un délai de six mois laissé pour une éventuelle rétractation, le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont confirmé leur retrait définitif de la CEDEAO le 29 janvier 2025. Cette séparation, aux multiples implications politiques, économiques et sécuritaires, soulève une question cruciale : quelles seront désormais les relations entre ces trois États et les autres membres de la CEDEAO ?

Un coup dur pour l’intégration panafricaine ?

D’après le Dr Ahmed Dieme, chercheur et consultant indépendant sur les questions de conflit dans le Sahel, cette rupture marque un recul dans la construction d’un panafricanisme basé sur une intégration progressive. Il y voit un frein au projet d’union régionale qui visait à créer des cercles concentriques de coopération entre les pays d’Afrique de l’Ouest.
L’expert souligne également l’impact géopolitique du conflit entre l’Occident et la Russie, qui façonne aujourd’hui les alliances stratégiques dans la région. Les juntes militaires au pouvoir au Mali, au Burkina et au Niger ont clairement affiché leur rapprochement avec Moscou, notamment sur le plan militaire, une dynamique qui fragilise davantage la CEDEAO selon lui.

Un impact économique considérable

Un autre effet prévisible de cette rupture est le dérèglement des accords économiques intra-CEDEAO. Le Dr Dieme estime que la circulation du franc CFA dans les pays de l’AES, malgré leur volonté affichée de souveraineté, constitue un paradoxe.

« Ils parlent d’indépendance monétaire et de rupture, mais continuent à utiliser une monnaie héritée du colonialisme », explique-t-il.

Le consultant indépendant rappelle également que cette rupture compromet le projet de l’ECO, une monnaie unique qui devait unifier les quinze États membres de la CEDEAO. Cet objectif, en discussion depuis 2009, visait à favoriser l’intégration économique et financière.
L’émergence de l’AES risque aussi de créer une ambiguïté au sein de l’UEMOA, qui reste un cadre monétaire partagé avec des pays encore membres de la CEDEAO.

Une démocratie fragilisée ?

Selon Ahmed Dieme, l’un des effets les plus préoccupants de cette rupture est le recul démocratique observé dans les pays de l’AES.

« Les juntes militaires au pouvoir semblent peu préoccupées par l’expression démocratique à travers des élections libres », souligne-t-il.

Le chercheur évoque l’émergence d’une nouvelle forme de souveraineté, fondée non pas sur la légitimité électorale, mais sur une rhétorique populiste et un soutien amplifié par les réseaux sociaux et la mobilisation de la rue.

Dans ce contexte, le modèle de gouvernance dans ces pays semble évoluer vers une forme de « souveraineté autoritaire », marquée par le pouvoir des militaires et des figures populistes influencées par des réseaux numériques.

Quelles conséquences sur la lutte contre le terrorisme ?

L’un des points les plus alarmants de cette rupture concerne la lutte contre le terrorisme au Sahel.

« En optant pour une approche strictement militaire et sécuritaire, les juntes de l’AES prennent un risque majeur », prévient le chercheur.

D’après lui, malgré l’intensification des opérations militaires, les groupes djihadistes n’ont pas été éradiqués. Pire encore, cette nouvelle configuration géopolitique pourrait faciliter leur expansion vers des zones jusque-là épargnées, notamment le nord du Togo, le Bénin et l’est du Sénégal.

Il critique également la décision du gouvernement sénégalais de retirer les forces spéciales américaines de la sous-région, estimant qu’il s’agit d’un choix stratégique risqué.

Quels bénéfices pour les pays de l’AES ?

Alors que les juntes justifient leur retrait de la CEDEAO par une volonté de souveraineté et d’émancipation, une question demeure : quels avantages concrets en tireront-elles ?

D’après le consultant, le maintien temporaire des avantages économiques liés à la CEDEAO (exemptions douanières, libre circulation des biens et services) s’inscrit dans une logique de transition pour éviter un choc brutal sur les populations.

Cependant, le chercheur reste sceptique sur un éventuel retour des trois pays dans l’organisation régionale. Il estime que l’AES incarne désormais un projet distinct, marqué par : un alignement stratégique sur la Russie et d’autres puissances non-occidentales.

Un rejet du modèle d’intégration traditionnel porté par la CEDEAO

Il cite en exemple le think tank d’Alain Foka, qui théorise un nouveau modèle politique souverainiste pour l’AES, basé sur une forme de national-populisme.

« Ce modèle pourrait transformer le Sahel en un espace de rivalités géopolitiques, où l’Occident et la Russie s’affronteront indirectement », avertit-il.

Quid de la médiation du Sénégal et du Togo ?

Officiellement désignés pour mener une médiation entre l’AES et la CEDEAO, ces deux pays affichent pourtant une position ambiguë, selon le chercheur.
D’un côté, ils restent membres de l’UEMOA, ce qui les lie économiquement aux pays de l’AES. De l’autre, ils partagent avec eux certaines idées souverainistes et panafricanistes, ce qui complique leur rôle de médiateurs neutres.

L’expert s’interroge également sur la position des États anglophones de la CEDEAO, notamment le Nigeria et le Ghana, qui pourraient voir dans cette crise une opportunité de renforcer leur leadership régional.
Un avenir incertain pour la sous-région

En conclusion, Ahmed Dieme estime que cette rupture entre l’AES et la CEDEAO reflète moins une volonté de transformation structurelle qu’une exacerbation des tensions politiques et idéologiques. « Plus qu’un projet cohérent, nous assistons à une bataille d’influence entre des États du Sahel et ce qu’il reste de la CEDEAO », analyse-t-il.

À l’heure où la sécurité, l’économie et la gouvernance démocratique sont plus que jamais menacées dans la sous-région, l’avenir de cette crise demeure hautement incertain.

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