Le projet Lakhta : enquête sur un instrument de l’influence numérique russe toujours actif sur le continent africain

Le projet Lakhta : enquête sur un instrument de l’influence numérique russe toujours actif sur le continent africain

Par Béthel Mandékor, spécialisé dans les questions géopolitiques. 

Fondé en 2013 par l’oligarque russe Evgueni Prigojine, le projet « Lakhta » est une structure chargée de l’élaboration et de la coordination des opérations d’influence russes incluant notamment un volet numérique. À l’époque, ces opérations étaient réalisées au profit de son fondateur, mais aussi plus largement, de la Russie. Malgré la mort d’Evgueni Prigojine depuis, de nombreux éléments tendent à montrer que le projet Lakhta serait toujours actif, notamment sur le continent africain, et servirait toujours les activités d’influence russes. Enquête sur un système de manœuvres informationnelles savamment orchestré par la Russie, dont les conséquences en termes de stabilité nationale – pour les pays ciblés – pourraient s’avérer majeures.

Structure et organisation du projet Lakhta : d’Afrique politologie au projet Magadan

En 2023, le département d’Etat américain évoquait pour la première fois la structuration du projet « Lakhta »[1]. Organisé en plusieurs départements, un aurait spécifiquement la charge de l’Afrique, prénommé « Afrique Politologie », tandis que d’autres départements appuieraient plus simplement les opérations d’influence russes ailleurs dans le monde, tels que le projet « Magadan ».

Composé de stratèges politiques, « Afrique Politologie » a pour rôle d’aider la Russie à s’implanter en Afrique, en aidant au déploiement des opérations d’influence du projet « Lakhta » sur le continent. Il mènerait des activités réparties entre Saint-Pétersbourg, et différents Etats africains où la Société militaire privée (SMP) russe Wagner serait présente, à l’image de la Libye, du Soudan ou de la Centrafrique. Dans l’optique d’asseoir l’influence russe, plusieurs stratégies ont été déployées en Afrique, notamment révélées par la sortie des Wagner Leaks en 2023, allant de l’instrumentalisation de certains mouvements politiques nationaux pro-russes – comme ça a pu être le cas au Mali avec le mouvement « Yerewolo debout sur les remparts », très probablement financé par la Russie dans le cadre de ses actions anti-françaises et anti-MINUSCA dans le pays[2] – jusqu’à l’organisation d’événements locaux visant à susciter une perception favorable des activités russes auprès des populations locales, tout en dénigrant la présence d’autres acteurs internationaux. Ainsi, « RCA Politologie », dédié aux opérations d’influence russes en Centrafrique, a notamment été chargé, selon les Wagner Leaks, de la réalisation d’une campagne de dénigrement de la mission des Nations unies en Centrafrique, baptisée « Stop MINUSCA ». Cette campagne comprenait l’organisation de manifestations et la publication d’articles dans des médias locaux[3].

Aujourd’hui et dans la même perspective, « RCA Politologie » finance la Maison russe de Bangui, qui organise régulièrement des événements faisant la promotion de la Russie et des « instructeurs russes ».

Si « Afrique Politologie » et le projet « Magadan » semblent disposer de prérogatives similaires, les enquêtes de presse basées sur les Wagner Leaks montrent que le projet « Magadan » se concentrerait principalement sur des opérations d’influence ciblant les Etats-Unis et l’Europe. Preuve que ce système d’influence aurait une finalité plus grande, avec un projet d’extension de l’agenda russe à l’échelle internationale, et en dépit des déstabilisations que cela pourrait engendrer chez les Etats ciblés[4].

Acteurs du projet « Lakhta » en Afrique : une coopération opportuniste avec des influenceurs panafricanistes

Afin de toucher une audience plus large, le projet « Lakhta » s’est rapproché de différentes personnalités se réclamant de la mouvance panafricaniste, qu’il utilise comme relais d’influence. Le média d’investigation russe Proekt avait à ce titre révélé que le controversé militant béninois Kémi Seba était intégré au « projet panafricain » du projet « Lakhta » depuis au moins 2018[5]. Afin de favoriser une expansion de l’influence russe dans certains Etats africains, les équipes d’Evgueni Prigojine ont soutenu et financé les actions de Kémi Seba fustigeant la présence française et demandant une intervention de la Russie, via des narratifs développés sur une critique de l’ancienne puissance coloniale et du franc CFA.

D’après des documents internes d’ « Afrique Politologie » dévoilés dans le cadre des Wagner Leaks, le projet constitué autour de Kémi Seba aurait coûté à « Lakhta » près de 440 000 dollars, pour «  [conseiller] et [informer] Kémi Seba en lui fournissant du matériel de recherche, en développant une stratégie pour construire un parti politique panafricain […] et en développant des ressources médiatiques »[6] entre octobre et juillet 2019. Une collaboration par ailleurs assumée par Kémi Seba lui-même, qui avouait lors d’une interview pour VoxAfrica en 2020[7], avoir travaillé avec Evgueni Prigojine, avant de stopper cette collaboration par suite de divergences de points de vue. Il semblerait cependant que le panafricaniste n’ait pas arrêté d’entretenir des liens avec la Russie : depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, Kémi Seba a multiplié les interventions soutenant la Russie, se rendant à plusieurs reprises à Moscou afin de rencontrer des officiels et participer à des conférences[8].

Nathalie Yamb, militante panafricaniste se surnommant elle-même « La Dame de Sotchi », fait également partie du projet d’influence russe sur le continent : depuis janvier 2020, elle participe régulièrement à des conférences portées ou organisées par l’ONG AFRIC[9], dont la proximité avec plusieurs agents d’influence russes travaillant pour le compte d’Evgueni Prigojine est connue. La page Facebook de l’ONG AFRIC a fait l’objet, par 2 fois, d’une suppression dans le cadre de la politique de régulation des contenus du géant des réseaux sociaux (Ibid.), vraisemblablement pour cause d’irrégularités dans le traitement de l’actualité africaine.

En outre, le projet « Lakhta » finance également des influenceurs disposant d’une visibilité modérée pour réaliser des formats vidéo, participant à des manœuvres informationnelles. C’est ainsi que le média africain Africa Confidential a publié des documents internes du projet, révélant le montant reçu par le président de la Ligue de défense noire africaine, Egountchi Behanzin (500 dollars), l’influenceur malien Drissa Meminta (900 dollars) et l’influenceur ivoirien Souleymane « Gbagbo » Kone (1 100 dollars) pour publier des vidéos de propagande au profit de la Russie[10].

 Modus operandi

L’un des modes opératoires privilégiés du projet « Lakhta » reste, à ce jour, la création de fausses pages d’actualité sur les réseaux sociaux, de type Facebook, pour le partage de contenus favorables à la Russie ; ainsi que l’instrumentalisation de personnalités « pro-russes » pouvant aider à l’implantation de la Russie sur le continent africain. Ciblant spécifiquement un pays, ou une zone géographique plus large, ces fausses pages sont utilisées comme des vecteurs de diffusion de manœuvres informationnelles anti-occidentales, ou pour discréditer des personnalités défavorables à la présence russe. La majorité de ces pages diffusent des visuels polarisants et semblent répondre à un agenda pro-russe. Au Burkina Faso par exemple, les données en sources ouvertes du réseau « Info du Burkina », dirigé par le burkinabè Adama Sawadogo, révèlent que ce réseau administre une dizaine de pages Facebook identifiées comme diffusant des visuels polémiques ouvertement pro-russes, et anti-occidentaux. Ces pages, et plus particulièrement « Burkina Kibaya », ont participé activement à la publication et la diffusion sur les réseaux sociaux de dessins animés pro-Wagner en Afrique[11] en janvier 2023.

Afin de diffuser du contenu favorable à la présence russe sur le continent africain, un autre mode opératoire du projet « Lakhta » consiste à animer plusieurs avatars sur les réseaux sociaux, se réclamant spécialistes des questions politiques et militaires en Afrique. L’exploitation de ces avatars se fait selon un mode opératoire bien précis : l’idée est de simplement créer de fausses personnalités, et de faire ensuite reprendre leurs publications en tant que sources fiables. L’un des avatars les plus actifs dans ce domaine reste Grégoire Cyrille Dongobada en Centrafrique, prétendu « observateur militaire et chercheur en études politiques »[12]. Actif depuis 2021, le compte a été à l’origine de plusieurs opérations d’influence ciblant un ensemble d’acteurs pouvant faire obstacle aux intérêts russes en Centrafrique. Pour crédibiliser cet avatar, le projet « Lakhta » en a fait la source d’une série d’articles parus dans des médias africains et russes : au moins 10 articles publiés par RIA FAN, l’un des médias de Prigojine, le présentent comme un expert centrafricain incontournable.

La création d’avatars similaires est aujourd’hui visible au Mali. Entre autres, le compte Facebook « Seydou Kone », créé le 7 mai 2022. Présenté par le média russe RIA FAN comme un bloggeur malien, Seydou Kone a plusieurs fois été activé pour la diffusion de contenus de désinformation. En 2022, il a été le primo-diffuseur de 3 « vidéos confessions » de présumés membres de groupes armés terroristes, accusant les Forces françaises de la MINUSMA d’être de collusion avec ces groupes, dans le but d’affaiblir les FAMa, et plus largement, de maintenir l’insécurité au Mali afin de pouvoir y rester. Plus récemment, Seydou Kone a participé à la diffusion d’un audio accusant la France d’avoir cherché à s’ingérer dans l’élection présidentielle sénégalaise. Publié le 1er avril 2024, cet audio a été repris dès le lendemain par de fausses pages d’actualité, dont « Actualités et Infos en Afrique ». Aujourd’hui, l’avatar semble être désactivé.

D’autres éléments tendent à montrer que ces avatars sont bien créés de toutes pièces : les recherches en sources ouvertes à partir de la photo Facebook de Seydou Kone montrent que cette photo provient en fait d’un compte VK, appartenant à un autre utilisateur originaire du Malawi.

Enfin, la création de médias dédiés aux audiences africaines, ou encore l’achat d’articles dans des médias africains, restent parmi les modes opératoires les plus communs du projet « Lakhta ». Selon certaines informations révélées par Dossier Center[13], « Afrique Politologie » a eu la charge de créer plusieurs médias ciblant le public africain depuis 2018, se présentant comme des agences de presse légitimes et diffusant du contenu favorable en faveur des activités russes sur le continent : on peut citer entre autres Afrique Panorama, African Daily Voice ou encore SADC News. Les révélations glaçantes d’Ephrem Yalike en novembre 2024, journaliste centrafricain devenu rouage de la propagande du groupe Wagner en Centrafrique et désormais repenti, tendent à confirmer l’ampleur des velléités d’expansion de l’influence russe sur le continent au mépris des règles fondamentales de déontologie journalistique et de respect des droits humains[14].

Des manœuvres informationnelles allant de l’Afrique de l’Ouest au Sahel

En avril 2024, le Centre d’études stratégiques de l’Afrique publiait son étude « Cartographie de la désinformation en Afrique », et révélait ainsi l’implication de la Russie dans 80 campagnes informationnelles documentées ciblant plus de 22 pays, faisant de la Fédération russe la principale pourvoyeuse de désinformation en Afrique[15] avec 40 % des campagnes de désinformation du continent lui étant attribuée. D’après le Centre d’études stratégiques, plusieurs millions d’utilisateurs auraient été touchés par ces campagnes, « grâce à des dizaines de milliers de fausses pages ou de faux messages coordonnés ». L’utilisation par la Russie de canaux irréguliers pour gagner de l’influence en Afrique aurait entraîné en conséquences, et selon la nouvelle doctrine russe visant à contrer l’influence occidentale, un travail de sape de la démocratie « dans au moins 19 pays africains, contribuant ainsi à son recul sur le continent ».

A ce titre, de nombreuses manœuvres informationnelles attribuables à des proxies russes ont été visibles dans plusieurs pays d’Afrique ces derniers mois, allant de l’Afrique du Sud à Madagascar, en passant par le Burkina Faso, le Mali, le Tchad, le Gabon, la Guinée, la Centrafrique, la République démocratique du Congo, le Sénégal, le Soudan et le Niger.

Dans le cas du Tchad, les tentatives de pénétration de l’influence russe dans le pays via des vecteurs numériques ont été perceptibles dès janvier 2023, avec la création de 2 pages Facebook affiliées au projet « Lakhta », et intitulées « Infos en direct au Tchad » et « Actus en continu au Tchad » (cette dernière s’appelant désormais « Mouvement pour une Afrique Libre »). Ces pages ont été impliquées dans diverses manœuvres informationnelles, dont des attaques ciblant la France dès janvier 2024 au titre du soutien supposé qu’elle apporterait au régime de Mahamat Idriss Déby Itno, via l’instrumentalisation de la répression des manifestations de 2022 visant notamment à rendre la France co-responsable des agissements du pouvoir. Par la suite, ce sont les Etats-Unis qui ont semblé faire les frais de ces manœuvres, accusés de s’ingérer électoralement en faveur de Succès Masra à l’élection présidentielle de mai 2024. En marge de la recomposition des alliances régionales au Sahel, le dispositif informationnel russe tend désormais à pousser l’offre de préférence auprès des audiences tchadiennes d’un ralliement à l’Alliance des Etats du Sahel (AES), fervente alliée de la Fédération de Russie[16].

Cet état des lieux des campagnes de désinformation massives ciblant l’Afrique, hautement préoccupant et vraisemblablement amené à se renforcer, induit désormais une responsabilité de premier plan de la part des médias d’Afrique subsaharienne. Dans ce contexte, et afin que la déontologie journalistique imposant la diffusion de contenus fiables et vérifiés soit respectée, la normalisation et la systématisation des méthodes de fact-checking s’imposent. « Bien plus, par leur capacité à faire la distinction entre le bon grain et l’ivraie dans le flux d’informations diffusées à l’endroit de leurs pays, [les journalistes] contribueront de manière décisive à la paix sociale, mais aussi à la sécurité nationale »[17].

Bibliographie :

[1] Département d’Etat des Etats-Unis, « Actions to Counter Wagner and Degrade Russia’s War Efforts in Ukraine », fiche technique du Bureau du porte-parole, janvier 2023.

[2] : Alison Onyango, « Yerewolo, le groupe pro-russe du Mali qui exige le départ des forces de l’ONU », BBC Monitoring, août 2022.

[3] : Justin Mbango, « RCA : à Bambari la population dit « Stop Minusca » », Ndjoni Sango, septembre 2021.
Justin Mbango, « RCA : la campagne de protestation « Stop Minusca » à Bria », Ndjoni Sango, septembre 2021.

[4] : « Punaises de lit en France : la Russie a bien participé à la psychose », La Tribune, mars 2024.

[5] : « Master and Chef. How Russia interfered in elections in twenty countries », Proekt Media, avril 2019.

[6] : Benjamin Roger, « « Projet Kemi » : quand Kemi Seba était financé par Evgueni Prigojine et Wagner », Jeune Afrique, mars 2023.

[7] : « Kemi Seba : Guerre froide 2.0, résistance africaine, alliance puis séparation avec la Russie », chaîne YouTube de « Kemi Seba officiel », octobre 2020. https://www.youtube.com/watch?v=Smyosc4NE6Y

[8] : « Discours intégral de Kemi Seba au forum sur la multipolarité à Moscou », chaîne YouTube d’ « Afrique Média », février 2024. https://www.youtube.com/watch?v=hvQI_lP-8go

[9] : Clifton Ellis, « Freedom of speech in social networks », AFRIC Online, janvier 2020.
« 16. COVID19 Global Impact Digital Summit Speech by Nathalie Yamb (Cameroon-Switzerland-Ivory Coast) », chaîne YouTube de « Covid-19 Global Impact Digital Summit », juin 2020.

[10] : https://x.com/africa_Conf/status/1726612858279186726

[11] : Marin Lefevre, « Le rat, le serpent et les hyènes : en Afrique, la propagande russe passe par les dessins animés », AFP Factuel, janvier 2023.

[12] : https://www.facebook.com/DongoCyrille13/

[13] : « From Russia with Love: How the Russian Foreign Ministry Helps “Fair” Elections and Cybersecurity in Europe and Africa », Dossier Center, mai 2024.

[14] : François Mazet, « Désinformation russe en Centrafrique : Ephrem Yalike, le repenti de l’Oubangui », enquête réalisée dans le cadre d’investigations coordonnées par Forbidden stories, RFI, novembre 2024.

[15] : Centre d’études stratégiques de l’Afrique, « Cartographie de la vague de désinformation en Afrique », avril 2024.

[16] : Données récupérées en sources ouvertes.
https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=pfbid02wXJKLk4gikM6rBynfvEb4rMqdRfNUYhrpw5W8j8AiRX8Rmz8FznKQaVDRaEPQWuyl&id=100089238025022
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[17] : Eric Topona Mocnga, « La désinformation en Afrique à l’heure du Fact-Checking », N’Djamena Hebdo, novembre 2024.

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