« L’Afrique ne doit pas mettre toutes ses mangues dans le même panier » (Dr. Yves Ekoué Amaïzo)

L’Afrique ne doit pas mettre toutes ses mangues dans le même panier

Le Kremlin entend apporter une nouvelle illustration du « monde multipolaire » qu’il veut promouvoir dans son face-à-face avec les Occidentaux, à l’occasion d’une conférence ministérielle sur le partenariat Russie-Afrique à Sotchi. Dans cet entretien avec Dr. Yves Ekoué Amaïzo, économiste et directeur général de l’Afrocentricity Think Tank, basé en Autriche, nous analysons le partenariat Russie-Afrique sous l’ère Vladimir Poutine avec sa vision d’un monde multipolaire. 

Lesnouvellesdafrique.info: Une réunion ministérielle sur le partenariat Russie-Afrique est organisée à Sotchi ce week-end. Moscou veut présenter sa vision d’un monde multipolaire. Qu’est-ce que vous en pensez?

Yves Ekoué Amaïzo : Dans mes précédents ouvrages, j’ai toujours structuré le monde entre les pays à influence forte et les pays à influence faible et entre les deux toutes une déclinaison possible de l’état d’avancement des Etats vers le renforcement ou pas de leur influence. Dans un monde multipolaire où il est question justement de renforcer sa capacité d’influence tant aux plans multilatéral et bilatéral, la Russie de Vladimir Putin cherche à améliorer sa capacité d’influence au sein d’un réseau de partenaires-amis tout en offrant l’image d’une fédération qui n’est pas isolée mais choisit ses partenaires.

De fait, la réunion ministérielle sur le Partenariat Russie-Afrique à Sotchi le 9 et 10 novembre 2024 doit être analysée de manière duale.

· d’une part, il s’agit de montrer les conséquences de l’échec des politiques d’isolement et de sanctions unilatéralement imposées par les pays du G7 et de l’OTAN, et

· d’autre part servir de contre-poids à des influences et ingérences occidentales dans les affaires intérieures de pays recherchant à retrouver une souveraineté pleine et entière.

Trois points sont à retenir en tenant compte tant de la demande des pays invités et des objectifs stratégiques de la Russie :

· La recherche d’un partenariat diversifié avec l’Afrique permettant d’augmenter l’influence russe en Afrique ;

· Le renforcement des liens militaires et économiques en assurant une plus grande présence en Afrique au travers des entreprises et de l’Etat russes, notamment les équipements de défense et de sécurité y compris les armes, le renseignement, les images satellitaires, l’énergie avec la vente de pétrole raffiné et les minicentrales nucléaires, l’accès privilégié aux mines notamment les métaux rares, et les services d’appui à la sécurité des frontières et des mines en Afrique ;

· Le positionnement stratégique de pays africains contre les ingérences du G7 et de l’OTAN ainsi que l’unilatéralisme occidental dans les choix stratégiques de développement choisis par les Etats à influence faible ou moyenne.

Rappelons que plusieurs pays africains ne se sont pas laissé convaincre par l’Occident de s’associer à ses sanctions contre Moscou, suite à l’opération spéciale ou guerre entre l’OTAN et la Russie sur le sol ukrainien.

Aussi, à mon avis, la Fédération de Russie cherche à augmenter sa capacité d’influence auprès des partenaires invités tout en augmentant sa propre influence dans un monde multipolaire avec des alliances, des partenariats et des investissements ciblés, si possible en utilisant un système de paiement alternatif non contrôlé par l’Occident.

Dr. Yves Ekoué AMAÏZO, Directeur général, Afrocentricity Think Tank

 

Lesnouvellesdafrique.info: L’Afrique pourra-t-elle tirer profit du monde multipolaire voulu par le président Poutine ?

Yves Ekoué Amaïzo : Assurément que L’Afrique des Chefs d’Etat pourra tirer profit d’un monde multipolaire proposé par le Président Vladimir Poutine. Toutefois, ce n’est pas le seul partenariat qui se présente aux dirigeants africains. Aussi, tout va dépendre des dirigeants africains eux-mêmes, à savoir :

· Leurs volontés individuelles et collectives de diversifier et d’utiliser ce partenariat non pas pour eux-mêmes et s’accrocher au pouvoir sans avoir un effet tangible sur l’amélioration du bien-être des populations, mais de se fixer comme priorité de réduire la souffrance du Peuple africain et de réduire les manque-à-gagner liés à la corruption et à la mauvaise gouvernance ;

· La réduction de la dépendance vis-à-vis des anciennes puissances coloniales et les institutions de Bretton-Woods avec en filigrane le rejet des ingérences directes ou indirectes considérées comme un manque de respect envers les dirigeants africains ;

· Le soutien infaillible de la Russie historiquement pour la souveraineté des Etats africains, ce qui risque de s’accentuer dans un monde multipolaire, ce qui va permettre à l’Afrique, si certains dirigeants de s’éloigner de la servitude volontaire, pour s’organiser collectivement pour pouvoir prendre des décisions indépendantes en tant que pays non alignés ;

Cette opportunité ne doit pas cacher les risques que constituent le rapport déséquilibré entre la Russie, une grande puissance et les pays africains traitant en rang dispersé.

Le principe de la diversification devra aussi s’appliquer à la Russie pour que l’Afrique ne mette pas toutes ses mangues dans le même panier. Les mégaprojets d’infrastructure ou de transformation en Afrique dans les chaines de valeurs minières, agroindustrielles ainsi que la digitalisation monétaire et des institutions africaines devraient aider à améliorer la productivité africaine et en filigrane augmenter son indépendance ;

Or, s’il y a un domaine où l’Afrique peut tirer un véritable bénéfice tangible de la fédération de Russie, ce sont les contrats de type « accès aux ressources africaines » contre transfert de technologies avancées, non polluantes et transfert de savoir-faire, y compris la délocalisation d’usines russes en Afrique. Il ne faut donc pas limiter aux secteurs privilégiés par la Russie comme l’énergie, les infrastructures et la défense, mais négocier le secteur de transfert de l’irrigation, l’agro-industrie avec création d’emplois en Afrique, la chaine de froid, l’emballage, le circuit de commercialisation et la logistique, la digitalisation de la monnaie basée sur les matières premières. L’échange ne doit plus être inégal comme c’est le cas avec les entreprises multinationales occidentales et chinoises actuellement.

Lesnouvellesdafrique.info : Selon l’entreprise publique russe Rosoboronexport, Moscou a livré, en 2023, plus de cinq milliards de dollars d’armement sur le continent africain, soit environ 4,7 milliards d’euros. C’est bien peu par rapport aux investissements des Européens, des Américains et des Chinois ?

Yves Ekoué Amaïzo : Derrière les chiffres et les comparaisons, il faut surtout se poser la question de savoir à quoi à servir les investissements des Occidentaux et de la Chine dans l’amélioration ou pas de la sécurité des populations africaines tant au niveau des frontières coloniales actuelles qu’à l’intérieur des pays, avec la déstabilisation de terroristes dont les armes sont souvent fournies par ceux-là même qui disent venir « aider » l’Afrique. Les pays occidentaux les plus hypocrites les fournissent sous forme de pièces détachées et cela ne s’inscrit plus comme des « armes » mais des machines et outils ou pièces détachées. Du coup, les statistiques présentées sont sous-estimées, partielles et partiales.

Sur les chiffres que vous proposez, je serais plus prudent et nuancé.

L’investissement de la Russie dans l’armement et la sécurité en Afrique reste inférieur à celui des pays du G7 et de l’OTAN. Entre 2018 et 2022, la Russie, selon les statistiques officielles, a fourni environ 40 % des armes vendues en Afrique, et apparaît comme le principal fournisseur d’armes du continent. En comparaison, les États-Unis ont fourni 16 %, la Chine 9,8 % et la France 7,6 % selon le Think Tank indépendant Orion Policy Institute (OPI)1.

Le vrai reproche à faire à la Fédération de Russie et qu’il s’agit principalement que de relations d’Etat à Etat, et que le secteur privé africain et la société civile africaine demeurent marginalisés ou tributaires des Etats et donc de l’unilatéralisme de l’Etat et des fonctionnaires africains. Si l’on considère l’ensemble des investissements directs étrangers (IDE) comprenant les investissements dans la sécurité et les armements, La Russie ne contribue à moins de 1 % des IDE en Afrique2. Cette faible implication dans le domaine économique, industrielle et de création d’emplois doit être corrigée pour que la Russie puisse véritablement améliorer son positionnement d’Etat « ami » du peuple africain, et non pas seulement l’ami des Chefs d’Etat africains. Mais chacun sait qu’un Etat n’a pas d’ami. Aussi, un nouveau partenariat entre Le Président Américain Donald Trump et Vladimir Putin ne devrait pas se faire aux dépens des peuples africains.

Lesnouvellesd’afrique.info : Ne craignez-vous que le multilatéralisme sous la houlette de Vladimir Poutine ne renforce la régression des principes de démocratie et de bonne gouvernance dans certains pays Africains ?

Yves Ekoué Amaïzo : Je partage. L’approche multilatérale qui n’est pas une spécificité de Vladimir Putin mais de la plupart des dirigeants du Sud global y compris les pays du BRICS+ élargi à bientôt 23 pays va offrir une nouvelle opportunité à certains chefs d’Etat de ne pas s’améliorer sur le plan des libertés individuelles et collectives, de détourner la vérité des urnes et des comptes publics pour une gouvernance entre Etats. Cette approche ne met pas en cause le multilatéralisme mais bien l’autocratie et la culture de l’Homme fort confondu avec la culture de l’Etat fort disposant d’institutions fortes. Sur ce dernier plan, la responsabilité incombe plus aux dirigeants africains et surtout va dépendre la prise de conscience des peuples africains de ne plus accepter ce qui n’est pas acceptable.

Lesnouvellesd’afrique.info : Les pays Africains sont-ils obligés de s’aligner dans un camp ou dans l’autre pour se faire entendre?

Yves Ekoué Amaïzo : Bien sûr que la réponse est NON. L’esprit de la Conférence de Bandung en 1955 est toujours vivace à savoir de défendre la « non-alignement » des pays du groupe des 77, aujourd’hui élargi aux pays du Sud global. Mais, il ne s’agit pas d’opposer le Nord global au Sud global pour l’Afrique. Il s’agit d’apprendre enfin à s’unir dans un monde de réseaux et de blocs d’influence et de cesser d’aller à des conférences et autres espaces décisionnels dans le monde sans une stratégie commune sur des sujets d’intérêts commun aux peuples africains. Réaliser déjà cela changerait la donne.

C’est à cette condition que L’Afrique des peuples pourra tirer profit du monde multipolaire voulu par les dirigeants des pays à influence forte. Or, pour le moment, il s’agit principalement d’offrir des opportunités et des alternatives aux intérêts défendus par des Etats, qui ne sont pas nécessairement les meilleur avocats des Peuples africains. La Russie de Vladimir Putin devra intégrer cela dans sa stratégie en matière d’affaires étrangères et africaines.

Entretien mené par Éric Topona

08 novembre 2024

© Lesnouvellesdafrique.info et Afrocentricity Think Tank.

1 Orion Policy Institute (2024). “Russia’s Growing Military Footprint in Africa: Arms Deals and Defense Cooperation”.24 March 2024. In orionpolicy.org. Accessed 8 November 2024. Retrieved from https://orionpolicy.org/russias-growing-military-footprint-in-africa-arms-deals-and-defense-cooperation/ 2 Siegle, J. (2023). “Decoding Russia’s Economic Engagements in Africa”. 6 January 2023. In africacenter.org. Accessed 8 November 2024. Retrieved from https://africacenter.org/spotlight/decoding-russia-economic-engagements-africa/

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