Kémi Séba : questions et réflexions autour d’un panafricanisme militant

L’information a été ébruitée en début de semaine et a fait le tour des réseaux sociaux et de la presse, africaine et française. Kémi Séba, le sémillant leader du mouvement néo-panafricaniste “Urgences panafricanistes” a été interpellé en plein Paris, le lundi 14 octobre 2024, par des agents cagoulés des services français de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) alors qu’il déjeunait avec un proche dans un restaurant. 

Sa garde à vue a été levée mercredi en fin de journée. Selon le parquet, « les investigations sur l’infraction d’ingérence étrangère se poursuivent dans le cadre de l’enquête préliminaire ».

Notons que ce n’est pas la première fois que l’activiste panafricain est aux prises avec les forces de l’ordre et la justice françaises. Il a été plusieurs fois condamné par le passé pour incitation à la haine raciale.

Au demeurant, sa récente interpellation intervient dans un contexte tout à fait singulier. En effet, Kémi Séba a été déchu de sa nationalité française en juillet dernier, après avoir déchiré son passeport français sur la place publique, non sans dissimuler sa fierté de se voir ôter par la suite son statut de citoyen français. Dans la foulée, il se vit attribuer un passeport diplomatique nigérien par la junte au pouvoir dont il s’est rapproché et fut nommé conseiller spécial du chef de la junte militaire nigérienne, le général Abdourahamane Tiani.

 Ce qui fait courir Kémi Séba

 Mais qu’est-ce qui fait courir le leader des Urgences panafricanistes, qui a trouvé au Niger une seconde patrie et est perçu par une certaine jeunesse africaine comme le rédempteur d’un panafricanisme authentique qui rendra aux peuples « afrodescendants » leur grandeur ?

Avant d’y répondre, il y a lieu de souligner que l’émergence véritable et durable de l’Afrique est une nécessité historique. Il ne fait guère de doute que l’Afrique contemporaine, comme celle de demain, après des siècles d’esclavage et de colonisation, de domination impérialiste et de néo-colonialisme, a besoin d’un supplément d’âme. Le berceau de l’humanité, pour y parvenir, dispose aujourd’hui du capital humain. Mais force est de reconnaître que l’Afrique demeure scandaleusement à la traîne et souffre d’une insupportable marginalisation, de politiques de prédation et de pillages qui se traduisent par un manque d’estime de soi de ses peuples, pis encore, d’un déclassement aux yeux du reste du monde, tant et si bien que dans les imaginaires s’est installé le préjugé selon lequel ce continent serait en proie à un déclin fatal.

Naissance de mouvements de la conscience noire

 C’est pour déconstruire cette image d’Épinal et rendre aux peuples noirs en général cette estime de soi qu’en Afrique, aux Amériques et en Europe ont émergé, à l’aube du XXe siècle, des mouvements de la conscience noire, dont le point d’aboutissement en Afrique fut le mouvement panafricaniste avec ses pères fondateurs : Kwame Nkrumah, Julius Nyerere, Barthélémy Boganda, Hailé Sélassié, Ahmed Sékou Touré, Cheikh Anta Diop, entre autres.

Toutefois, le néo-panafricanisme actuel, dont le mouvement des Urgences panafricanistes se veut le prolongement en vue de la « continuité de la conscience historique » africaine chère à Cheikh Anta Diop, peut-il revendiquer une juste filiation intellectuelle avec le panafricanisme des pères fondateurs ? De quoi le néo-panafricanisme est-il le nom ?

Un début de réponse à ces interrogations plus actuelles que jamais réside dans le communiqué de la porte-parole des Urgences panafricanistes, Maud-Salomé Ekila, au lendemain de l’interpellation à Paris de Kémi Séba :

« Dans le cadre de ses activités politiques, Kémi Séba a commencé une tournée de sensibilisation des diasporas africaines sur la nécessité de soutenir et d’accompagner les processus souverainistes des peuples afrodescendants partout dans le monde. »

De l’exégèse minimale de cet extrait, il apparaît clairement que, dans sa posture messianique de porte-parole des peuples afrodescendants, Kémi Séba a initié la tournée qui l’a conduit à Paris, afin que les diasporas africaines fassent bloc autour des « processus souverainistes » des peuples dits « afrodescendants ».

 Apologie des régimes militaires

 Or, lorsque nous parlons de « processus souverainistes », il s’agit en réalité de quelques régimes d’Afrique de l’Ouest, et notamment de l’un de ceux pour lesquels il émarge actuellement. C’est le lieu de se demander en quel sens il s’agit de mouvements de « peuples afrodescendants ».  Tous ces nouveaux régimes militaires qui revendiquent aujourd’hui des « processus souverainistes » sont arrivés au pouvoir par des coups d’État militaires. Aucun de ces nouveaux pouvoirs, au moment de leur prise de pouvoir, n’a clairement affiché une idéologie panafricaniste, encore moins souverainiste. Ils ont plutôt essayé tant bien que mal de se conformer aux exigences de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) dont ils étaient membres, notamment pour un retour à la normalité constitutionnelle et à des pouvoirs civils. Ils s’y sont tenus jusqu’au moment où leur volonté affichée de conserver le pouvoir s’est avérée inconciliable avec l’agenda de l’institution sous-régionale qui, certes, n’est pas sans reproches.

Ces militaires en ont justement tiré parti pour emboucher les trompettes du combat contre le néo-colonialisme et pour la restauration de la dignité des peuples africains. C’est alors que s’est enclenché, dans les capitales de ces pays, un ballet de néo-panafricanistes venus leur apporter le vernis idéologique et la caution populaire qui leur faisaient tant défaut. Force est de reconnaître qu’à cette occasion le leader des urgences panafricanistes a su jouer sa partition comme il n’en avait jamais eu l’opportunité en terre africaine.

À l’heure du bilan, il y a lieu de se demander ce qu’il y a de « populaire » et de « souverainiste » dans les pratiques de pouvoir de ces régimes néo-panafricanistes.

 L’insécurité qu’ils se sont donné pour mission de combattre s’est accrue et menace la stabilité de ces États, comme c’est le cas actuellement au Mali et au Burkina Faso ; le respect des droits humains est en nette régression, l’opacité dans la gestion de la fortune publique et la corruption ne se sont jamais aussi bien portées, comme l’atteste le récent rapport de l’ONG Transparency International sur le Niger.

L’argent de Moscou

Mais le mouvement néo-panafricaniste et ses figures de proue ne sont pas à un reniement près. Ils ont tous en commun leur inféodation aux puissances de l’argent venu de Moscou. Ils ont ceci de singulier et d’effarant qu’ils sont alignés au garde-à-vous sur les positions de Moscou en matière de politique internationale et ne s’autorisent jamais la moindre critique, la moindre contradiction, même lorsqu’il y a lieu de porter de légitimes critiques sur la politique extérieure du Kremlin. À titre d’exemple, ils sont demeurés silencieux chaque fois que les mercenaires de l’Africa Corps (ex Wagner) se sont rendus coupables de multiples violations documentées de droits humains en République centrafricaine, au Soudan ou encore au Mali.

Tout aussi effarant, ils sont demeurés étonnamment silencieux au moment du décès dans des circonstances troubles de leur agent traitant Evgueni Prigogine, le truculent patron de l’entreprise paramilitaire Wagner, le 23 août 2023 à Koujenkino, dans un crash d’avion.

Ces silences coupables conduisent à se demander si le souverainisme de leur credo panafricaniste se limite à la dénonciation des abus de position dominante de l’Occident en Afrique. Plus grave, de quelle autonomie intellectuelle disposent-ils lorsqu’ils reçoivent leur pitance de la main de Moscou, comme l’a démontré récemment, preuves à l’appui, une enquête fouillée du magazine Jeune Afrique ?

Le temps des clarifications

Sur un plan strictement idéologique, il est grand temps de passer au crible les fondements culturels de ce néo-panafricaniste qui abuse parfois de concepts sans apporter les clarifications qui s’imposent. Vouloir faire croire qu’il existe une communauté de destin entre tous les afrodescendants à travers le monde est une escroquerie intellectuelle, historiquement et factuellement intenable. Quels intérêts politiques communs existent-ils entre une Kamala Harris, un Barack Obama et le général Abdourahamane Tiani, chef de la junte au pouvoir à Niamey ? Le fait d’avoir en commun avec un Américain noir, un Britannique noir ou un Brésilien noir un phénotype, une couleur de peau semblable, impose-t-il l’appartenance à une communauté politique ? Le mouvement des Urgences panafricanistes, autrefois Tribu K, de revendication raciale (dissous en juillet 2006 par les autorités françaises), qui postule l’idée d’une essence nègre, prospère cependant et, c’est le moins que l’on puisse en dire, sur un racisme à rebours comme l’attestent les condamnations de son leader pour incitation à la haine raciale, à l’instar d’Éric Zemmour, son pendant hexagonal.

Or, selon les termes de la Déclaration sur la race et les préjugés raciaux du 27 novembre 1978, adoptée par acclamation lors de la 20e session de la Conférence générale de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), article 2.1 : « Toute théorie faisant état de la supériorité ou de l’infériorité intrinsèque de groupes raciaux ou ethniques qui donnerait aux uns le droit de dominer ou d’éliminer les autres, inférieurs présumés, ou fondant des jugements de valeur sur une différence raciale, est sans fondement scientifique et contraire aux principes moraux et éthiques de l’humanité ». Pourtant, le panafricanisme originel des William Edward Burghardt du Bois, dit « W.E.B. du Bois », Kwame Nkrumah, Aimé Césaire, Cheikh Anta Diop, Léopold Sédar Senghor ou Modibo Keïta est réellement de l’humanisme. Le kémitisme et le néo-panafricanisme actuels en sont fort éloignés.

Éclaireurs de conscience

Il y a donc urgence et nécessité, dans les cercles intellectuels et médiatiques, en Afrique comme dans sa diaspora, de déconstruire toutes ces idéologies factices qui sont devenues des fonds de commerce pour leurs promoteurs et contribuent à maintenir la jeunesse africaine dans une dangereuse impasse et dans l’obscurantisme. C’est à partir de l’observation froide, sans œillères envers le réel, que l’Afrique parviendra à se hisser à la hauteur des innombrables défis d’aujourd’hui et de demain et à les relever de manière urgente. On ne transforme guère la réalité historique sur la base des mythes, mais sur des réalités. La jeunesse africaine n’a pas besoin de messies, mais d’éclaireurs de conscience, afin qu’elle parvienne à la pleine maîtrise de son destin. Le développement de l’Afrique passe au préalable par la conceptualisation d’outils de pensée qui transforment le réel pour le bien-être des peuples.

 

Éric Topona Mocnga, journaliste au programme francophone de la Deutsche Welle

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