Djihadisme au Sahel : le silence assourdissant des États

Ce 11 septembre est célébrée la Journée mondiale pour la lutte contre le terrorisme. À cette occasion, notre rédaction lesnouvellesdafriques.info revient sur la situation sécuritaire et humanitaire actuelle qui prévaut dans la bande Sahélo-Saharienne sous « haute tension » depuis quelques années. Une situation aggravée par des putsch militaires depuis deux ans.

Nous analysons les faits avec Wassim Nasr, journaliste spécialiste des mouvements jihadistes à France 24 et chercheur au Soufan Center et Abdoulaye Sounaye, spécialiste du Sahel et directeur d’unité de recherche au Leibniz Zentrum Moderner Orient de Berlin.

Devenu le nouveau foyer de conflit où la terreur djihadiste ne cesse de se propager, en particulier au Mali, au Niger et au Burkina Faso, au cours des dix dernières années, des dizaines de milliers de personnes ont été tuées et des centaines de milliers contraints à fuir champs, bétails et maisons, décrivant une situation humanitaire et sécuritaire délétère.

Selon Abdoulaye Sounaye, le minimum nécessaire pour qu’il y ait une vie sociale n’est plus assuré. Celui-ci déclare qu’« il n’y a plus de sécurité ni de vie sociale productive ». C’est comme s’il n’y avait plus d’État dans ces pays, dit-il, poursuivant que ces trois derniers putschs compliquent encore plus la situation humanitaire et sécuritaire et que la sous-région n’est pas en reste. »

Des propos que confirment Wassim Nasr qui estime aussi qu’aujourd’hui, des pays voisins comme le Sénégal et la Mauritanie, voire l’Algérie, s’inquiètent de la propagation de mouvements djihadistes aux portes de leurs frontières.

« On peut dire que les coups d’État intervenus dans la région du Sahel sont une résultante de ces crises socio-sécuritaires que l’on observe dans ces pays. » Cette crise est aussi l’illustration profonde de l’impossibilité d’une existence sociale dans beaucoup de zones. Les populations ne peuvent plus sortir de leur village ni aller au champ. Le dernier massacre survenu au Burkina en est la parfaite illustration. « Nous avons comme l’impression que l’État se limite à certains endroits de cette région du Sahel », explique Wassim Nasr.

Il souligne que « les populations civiles du Sahel sont prises entre l’étau des militaires et l’enclume des djihadistes parce qu’elles sont au milieu de scènes d’affrontement ». S’ils aident l’armée ou les forces de sécurité, ils sont attaqués par les djihadistes. Le dernier en date est la tragédie survenue à Barsalogho au Burkina Faso qui a tué des centaines de personnes, dont des étrangers. Et d’un autre côté, quand Wagner part en expédition avec l’armée malienne dans le centre ou dans le Nord, ils s’attaquent aux civils en les accusant d’aider les djihadistes. La troisième chose qui s’est ajoutée depuis quelques années, ce sont les conflits entre l’État islamique et Al Qaida. « Ainsi, les populations sont prises au piège et se retrouvent obligées de choisir entre les deux, dans ces territoires où l’État est complètement absent », regrette-t-il.

L’impact sur les activités des populations

Pour Abdoulaye Sounaye, « il y a beaucoup de zones où l’agriculture et l’élevage ne sont plus possibles ». Les bétails sont confisqués par les djihadistes, les écoles sont fermées, les marchés ne fonctionnent plus parce que les habitants ne peuvent plus se rendre au marché. Ce qui impacte la vie culturelle et éducative.

À en croire notre expert, « non seulement les populations perdent leurs habitations, mais il n’y a également plus de mobilité, qui est un phénomène socio-politique très important pour les zones sahéliennes. » Dans ces zones où il y a beaucoup de mouvements, cela n’est plus possible du fait de ces terroristes qui imposent des taxes sur les populations. La situation dans ces régions est donc très grave et elle impacte sur la vie des habitants, insiste M. Sounaye.

Après l’échec de l’opération Barkane, le retrait de la Minusma et le départ des soldats de Bundeswehr, la CEDEAO est plus qu’impuissante face à ces États.

Selon Abdoulaye Sounaye, « si on regarde de près la situation, avec toutes ces forces, ces pays ne sont pas parvenus à venir à bout du terrorisme et que la solution militaire n’est pas la bonne. »

Ainsi, pour Wassim Nasr, « la réponse militaire à elle seule n’est pas suffisante », dit-il, ajoutant que les États concernés doivent réinvestir les lieux concernés de façon à contenter les populations locales et résoudre les problématiques qui mènent à des recrutements pour le compte des djihadistes.

« On constate que le tout militaire ne marche pas ». Même quand ce sont des forces modernes équipées avec des moyens importants et encore moins, comme on le voit, quand ce sont des forces locales avec les mercenaires comme Wagner. Les groupes djihadistes ne cessent de croître dans la zone et ils ont même le loisir de se battre entre eux dans des étendues territoriales où l’État est complètement absent. Et on constate que, du Mali, du Niger, du Burkina, ils ont touché le Bénin et le Togo et ils commencent à toucher les zones frontalières comme la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Sénégal.

Nasr ajoute que « la situation n’a pas été résolue par le choix de la force militaire qui était celle de Barkane et des coopérations européennes avec les armées locales ou la force militaire complètement désinhibée, comme le cas des mercenaires russes ou des milices, dans un pays ou dans un autre, qui sont dans des violences à outrance et qui ne résolvent pas la problématique ».

À la question de savoir si le conflit russo-ukrainien ne serait pas en partie responsable de cet état de fait, leurs avis divergent. Pour Sounaye, tout porte à le croire. D’après lui, certaines attaques et réactions à l’intervention de Wagner au Mali semblent indiquer la transposition du conflit russo-ukrainien au Sahel.

« Je dirais que c’est lié également à la reconfiguration géostratégique, à l’importance que le Sahel revêt dans ce nouveau positionnement. » La Russie est en quête de zones d’influence et effectivement, dans ce contexte, on peut comprendre qu’elle soutienne par une présence militaire des régimes qui voudraient se débarrasser de l’influence occidentale.

Selon lui, l’Ukraine cherche également à se positionner dans cette région : « Elle a besoin de soutien, notamment africain, pour imposer son narratif dans ce conflit qui l’oppose à la Russie ». Aujourd’hui, on voit très bien que le Sahel est devenu un enjeu géostratégique important. Cependant, il n’y a pas assez d’éléments pour confirmer que ce conflit est la cause de ce qui se passe au Sahel, mais il y a des liens entre ces crises et ce qui se passe entre les deux pays.

Pour M. Nasr, le conflit russo-ukrainien n’est en rien responsable de la situation au Sahel parce que cela fait des décennies que la problématique djihadiste existe dans la région et ne cesse de croître. « Rappelez-vous de la première opération d’Al Qaida au Maghreb islamique hors Algérie qui remonte au milieu des années 2000. » Le Mali, la Mauritanie et depuis, cela n’a cessé de croître. Puis l’État islamique qui s’est implanté depuis 2015 dans la zone, mais avec des anciens membres de l’Al Qaida. Le fait qu’il y ait conflit entre la Russie et l’Ukraine et que cette dernière se dise que c’est opportun d’aider les Touaregs qui cherchent de l’aide partout. Il est d’avis que cela ne va pas changer la donne sur le terrain.

Il pense que « les Ukrainiens se sont impliqués au Soudan et cela n’a pas changé la donne ». Ce n’est pas la Guerre froide. Les problématiques au Sahel sont parties prenantes de la vie du quotidien, des économies et des choix qui ont été faits au Sahel. La guerre entre la Russie et l’Ukraine, même si elle interfère dans le conflit sahélien, est insignifiante. Des membres de Wagner ont été tués à Tinzaouaténe et cela rentre dans la communication. Les Ukrainiens affirment avoir aidé les Touaregs, les Russes eux disent que les Ukrainiens aident les terroristes et Bamako de son côté affirme l’intervention étrangère qui explique la défaite de l’armée malienne et des Wagner. Mais tout cela relève de la communication. La problématique des uns et des autres, celle propre au Sahel », explique-t-il.

Les risques si le danger djihadiste n’est pas écarté

« En raison des trois putschs qui ont eu lieu dans ces trois pays du Sahel, le risque premier que l’on peut indiquer, c’est la mort de la démocratie », dit Abdoulaye Sounaye, directeur d’unité de recherche au Leibniz Zentrum Moderner Orient de Berlin.

« Les aspirations démocratiques sont aujourd’hui la cible principale des régimes militaires. » L’environnement médiatique est cadenassé, les journalistes emprisonnés, l’opinion n’est plus libre. Donc, il y a tout un quadrillage de l’espace public qui est en train de s’opérer dans ces pays. Et cela est un risque important sur lequel il faudra revenir. Il ne faudrait pas que le djihadisme donne raison aux régimes militaires pour qu’ils s’éternisent dans une situation d’exception qui, de mon point de vue, n’est pas favorable au développement socio-économique de cette partie. « Je pense qu’il faudrait éviter que les régimes militaires eux ne deviennent le problème de développement de ces pays », suggère-t-il.

Rappelons qu’au Niger, depuis la prise du pouvoir par les militaires fin juillet 2023, plus de 200 personnes ont été tuées par des attaques terroristes djihadistes ; 4.000 personnes sont mortes au Burkina Faso, suite au putsch de septembre 2021 et 5.000 au Mali après le coup de force militaire de 2021.

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