La Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) veut retrouver ses membres après le retrait du Mali, du Niger et du Burkina Faso pour former l’Alliance des États du Sahel (AES). La semaine dernière, lors d’une session extraordinaire, la CEDEAO a mis en place des mécanismes de réconciliation avec ces nations.
La route vers la réintégration de ces pays qui sont d’un apport majeur dans la lutte contre le terrorisme dans le Sahel, n’est pas dénuée d’obstacles. Dans cet entretien, Dr Cheikh Gueye, le Secrétaire permanent du Rapport alternatif sur l’Afrique (Rasa) analyse les possibilités de réussite de l’initiative de réconciliation avec les États de l’AES.
Lesnouvellesdafrique.info : bonjour Dr Cheikh Guèye. Le Parlement de la CEDEAO s’est réuni à Kano, au Nigéria, du 20 au 25 mai 2024, pour sa deuxième session extraordinaire de l’année. Des décisions ont été prises à l’issue de cette session. Il s’agit d’abord de la création d’une Commission Ad hoc dénommée Commission Ad hoc de facilitation, de médiation et de réconciliation pour le Burkina-Faso, le Mali et le Niger avec pour objectif de trouver des compromis entre les Etats membres désireux de quitter la CEDEAO et les instances dirigeantes de la Communauté. Quelles sont les chances de voir l’initiative réussir au regard de la dynamique de souveraineté prise par certains États ?
Dr Cheikh Gueye : C’est une excellente chose que la CEDEAO mette en place une commission ad hoc pour renouer le dialogue avec le Burkina, le Mali et le Niger. C’est déjà une forme de reconnaissance de la gravité de la crise entre elle et ses anciens états membres et une volonté de recoller les morceaux. Cette crise est vraiment dommageable au moment où nous avons besoin d’une Afrique encore plus unie et solidaire pour se réinventer une nouvelle utopie panafricaniste et faire face aux velléités impérialistes au-delà même des pays occidentaux et anciens colonisateurs.
Je ne crois pas que la rupture entre la CEDEAO et les pays de l’AES soit juste liée à des désaccords conjoncturels ou à des disputes crypto personnelles. Il s’agit très probablement d’une tendance plus lourde, des différences de vision et d’approche de gouvernance, et situations sécuritaires différenciées qui sont à l’origine de cette rupture. Je pense que nous avons sous les yeux, avec des niveaux d’intensité et d’expression différents, une révolte anti impérialiste, décoloniale et souverainiste qui revendique une nouvelle ère de relation régionale et internationale, alimentée par les échecs des interventions occidentales dans la lutte contre le djihadisme.
C’est ce qui se profile dans les pays qui ont connu des coups d’états ces dernières années comme dans les autres pays comme le Sénégal qui a réussi à lui donner une couleur démocratique, sans doute plus conforme à sa tradition et son image. Il est très difficile voire risqué de prévoir quel sera le contenu du travail de la commission ad hoc et l’accueil qui lui sera réservé au sein des pays de l’AES. Mais il n’est pas impossible que ces deux ensembles, désormais séparés, retrouvent des voies de coopération à moyen terme parce qu’ils ont des intérêts communs pour aujourd’hui et dans le futur.
Il faut repenser la coopération avec de nouvelles démarches symboliques et de nouveaux contenus répondant aux besoins exprimés.
Lesnouvellesdafrique.info : En recevant le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye au Nigeria, le président Bola Tinubu demandé au jeune Chef d’Etat de mener des actions allant dans le sens de faire revenir les États de l’AES au bercail. Il lui a en tout cas manifesté sa confiance. La mission est-elle à portée de main pour le président Faye ?
Dr Cheikh Guèye : Pour le Président Bassirou Diomaye Faye, c’est une mission difficile et qui n’est pas sans risque. Pour le moment, la relation entre la CEDEAO et l’AES ressemble à un face à face tendue et une relation bien abimée. Il peut se retrouver entre le marteau et l’enclume si la relation se détériore et si un éventuel rapprochement est rejeté par les peuples des trois pays de l’AES. Au demeurant, il n’a pas de relations personnelles assez fortes avec les trois pays réfractaires pour jouer sur la fibre sentimentale, même s’il peut revendiquer des convergences idéologiques ou stratégiques avec leurs dirigeants.
Mais c’est peut-être là que l’intervention d’Ousmane Sonko aura un sens et c’est sans doute pour cette raison qu’il a annoncé une démarche vers ses pays. Cela lui permettra d’affirmer le leadership du PASTEF dans la sous-région en y trouvant des alliances et une base socio-politique plus large. La réussite de la mouvance souverainiste PASTEF au Sénégal est intimement liée à celle des autres pays d’Afrique de l’ouest. Elle peut ne pas pouvoir résister aux tentatives de déstabilisation ou d’affaiblissement si elle n’est pas largement soutenue au Sénégal, dans la sous-région et même dans d’autres continents.
Lesnouvellesdafrique.info : Lors des assises nationales au Burkina Faso, la charte modifiée de la transition autorise le Colonel Ibrahim Traoré à proroger la transition pour 5 années supplémentaires. La nouvelle charte proclame, en effet, le colonel Traoré, président du Faso pour les 5 années à venir. Quelle appréciation en faites-vous ?
Dr Cheikh Guèye : Dès le moment qu’on prend en compte la situation de déstabilisation de ce pays et même les risques sur son existence, on ne peut porter le même regard et avoir la même exigence « démocratique » que les pays en paix et en normalité fonctionnelle. Si l’essentiel des acteurs du pays sont d’accord qu’ils ont besoin d’une période de cinq ans pour vaincre le djihadisme, ou se réconcilier et réunifier leur territoire, je ne peux que le leur souhaiter. Je ne voudrais pas que le Sénégal s’érige en donneur de leçons et s’habille de la même arrogance quelque peu hypocrite de certains pays occidentaux qui selon leurs intérêts, tolèrent ou rejettent des régimes qui sont arrivés par des coups d’état militaires.
Lesnouvelledafrique.info : Comment la Cedeao pourrait-elle gérer cette nouvelle donne au Burkina Faso, cela ne compromettrait-il pas sa volonté de réconcilier le Faso à l’organisation sous régionale ?
Dr Cheikh Guèye : Je pense que cette fois ci, elle va être beaucoup plus prudente comme elle l’est d’ailleurs avec tous ses membres depuis quelques mois. Déjà le fait que le Burkina ne soit plus membre de la CEDEAO, obère toute capacité de l’organisation sous régionale à engager un conflit ou des sanctions devant une telle décision. C’est la même chose pour le Mali. Je pense que sous ce rapport, les pays de l’AES ont bien préparé leur coup.
Lesnouvellesdafrique.info : Dr Cheikh Guèye, vous êtes le Secrétaire permanent du Rapport alternatif sur l’Afrique (Rasa). Qu’est-ce que votre organisme fait en matière d’intégration ?
Dr Cheikh Guèye : Pour accélérer l’intégration et le panafricanisme, le Rapport Alternatif Sur l’Afrique (RASA) vise le renversement idéologique et épistémologique des analyses sur le continent, l’approfondissement et la diversification des enjeux et domaines adressés, et des indicateurs de mesure des progrès et de la souveraineté́ des africains. Devant le kaléidoscope de rapports sur l’Afrique classant les pays du continent selon des critères et indicateurs exogènes et néo libéraux (Doing Business, Banque Mondiale, FMI), cette initiative veut élaborer des Rapports qui reflètent réellement la sensibilité́ et le vécu des africains dans les différents milieux où ils se trouvent.
Son objectif est de contribuer, de manière décisive, à la consolidation des transformations à l’œuvre dans les sociétés et institutions africaines vers l’autonomie et la souveraineté́. Il s’agit de rendre visible les dynamiques et mutations à l’œuvre sur le continent, notamment celles qui sont portées par les africains dans leur majorité́ et leur diversité́. RASA veut par ce biais visibiliser et renforcer les véritables transformations sociétales qui sont irriguées par un esprit décomplexé́, et des capacités d’innovation et de conquête de leur autonomie dont rendent compte trop peu les rapports sur l’Afrique et leurs instruments.
Ainsi, les débats et espaces de définition de stratégie ou de politiques seront alimentés et enrichis par des connaissances endogènes et qui font sens pour les africains. Ces dernières seront produites sur une base crédible et valorisant les innovations propres aux africains et renforçant leur autonomisation.
Le RASA est également une réponse aux insuffisances des capacités prospectives des institutions africaines et des acteurs qui sont les moteurs des dynamiques du continent. Il va informer les projections africaines sur le futur dans un contexte de retour à la planification à long terme aux échelles nationales et continentales.
Deux premiers numéros (Zéro et Un) ont déjà̀ été élaborés et ont contribué à accompagner les dynamiques souverainistes et de résistance à l’œuvre un peu partout sur le continent africain. L’initiative Rapport Alternatif sur l’Afrique (RASA), se singularise par sa vision et ses objectifs scientifiques et stratégiques ainsi que les orientations thématiques par lesquelles l’Afrique des alternatives et des ruptures doit être analysées à la lumière des basculements du contexte international et continental. Le troisième numéro qui est en chantier, constituera un cadre de consolidation, d’affinement, d’inculturation et d’appropriation des réflexions prospectives sur le devenir souhaitable des sociétés et Etats africains au moment où le continent et sa jeunesse brûlent d’une nouvelle exigence impatiente et ambitieuse autour de sa souveraineté́.
Lesnouvellesdafrique.info : Dr Cheikh Guèye, merci.
Dr. Cheikh Gueye : Merci à vous.