« Mahamat Idriss Déby craignait un second tour »(Dr. Ahmed Diémé, analyste politique)

Alors que tous les regards étaient tournés vers le Tchad où les résultats de l’élection  présidentielle donnent le président sortant Mahamat Idriss Déby vainqueur dès le premier tour avec 61,03 % devant Succès Masra crédité de 18,53 %, notre rédaction a décrypté les enjeux de cette élection dans cet entretien exclusif avec Dr. Ahmed Diéme, chercheur et consultant indépendant sur les questions de conflits dans le Sahel. Il est aussi directeur de Sascom Sahel Stratégie communication. Auteur d’essais en ligne sur le salafisme au Nigeria et d’un essai en cours sur le négro salafisme.

 

Lesnouvellesdafrique.info : Bonjour Dr Ahmed Diémé. Avant d’aborder le Tchad. Quelle est la situation  politico-sécuritaire actuelle dans le Sahel ? 

Dr. Amed Diémé : Sur le plan sécuritaire et sur le plan politique, je voudrais brièvement résumer la situation actuelle au Sahel, qui est une zone qui s’étend de la Mauritanie jusqu’au nord du Tchad et au Soudan, en passant par le Mali, le Burkina Faso, etc.

La sécurité dans cette zone reste encore instable, contrairement à ce qu’on appelle l’infoguerre des gouvernants de transition du Sahel, notamment des trois pays qui sont sous transition militaire.

Le fait d’informer fait justement partie de la guerre. Mais sur le plan de l’information également, il y a beaucoup de dégâts. Cette option du tout sécuritaire qui caractérise actuellement la politique des juntes du Sahel entraîne d’une certaine manière, une tendance à plus de communautarisation de la guerre. Il s’agit donc de guerres civiles, mais les enjeux sont plutôt politiques.

Des États qui se défendent et se protègent, qui sont menacés dans leur stabilité face à des organisations insurrectionnelles, jihadistes et irrédentistes pour ce qui concerne les Touaregs. Il s’agit de guerres civiles en ce sens que ce sont des citoyens du même pays qui se font la guerre. Autrement dit, le Mali fait la guerre au Mali. Le Burkina fait la guerre au Burkina, le Niger fait de même.

Evidemment, il y a une mouvance internationaliste jihadiste qu’on appelle l’EIGS. Mais globalement, s’il s’agit du JNIM. Ce sont des nationaux à majorité de ces trois pays-là qui sont en conflit avec leurs propres États. Je pense que le glissement vers cette guerre communautarisée, c’est-à-dire par milices interposées, produit une guerre asymétrique à l’intérieur de ces pays-là.

Au Burkina Faso, par exemple, nous avons des VDP qui sont des autochtones des zones rurales qu’on recrute sur place et qui font face à des jihadistes. Et au Mali, il y a les chasseurs traditionnels Dozos contre les jihadistes ou alors des populations considérées comme des complices des jihadistes.

L’autre corollaire de cet ancrage dans cette guerre civile, c’est que sur le plan structurel, on constate que les mouvements jihadistes ont connu un ancrage rural ou bien semi-urbain et qu’en termes de dispositif de contrôle du territoire, ils sont beaucoup plus dans les axes et se caractérisent par une mobilité qui rend difficile leur contrôle et les opérations contre leurs positions.

Le corollaire de cette guerre civile, c’est qu’on assiste de plus en plus, selon les statistiques à notre disposition, à des phénomènes de massacres sous forme de vendetta. Cela veut dire que les armées ont tendance à faire des bavures, à considérer les civils comme des complices des jihadistes et donc des ennemis, et procèdent à des exactions, comme le témoignent, du reste, les rapports de Human Rights Watch (HRW). Des documents fiables, je crois, vu le professionnalisme et la qualité de ces organisations là. Pour répondre aux massacres sous forme de vendetta, les jihadistes s’attaquent aux villages dont sont originaires les VDP.

Le besoin de conquérir du territoire, d’avoir une base d’opérations, d’avoir une profondeur stratégique et de s’ancrer à l’intérieur du pays, d’occuper des axes et des localités explique, entre autres, le besoin de faire déguerpir les populations.

Des injonctions auxquelles les populations opposent des fois leur refus. Ces faits datent de trois à six mois. Voilà  ce qu’on peut retenir sur le plan sécuritaire mais la situation évolue aussi…

Sur le plan politique, ce qu’on peut dire pour ces pays qui sont en transition (Mali, Burkina Faso, Niger. NDLR). Ces juntes construisent leur légitimité dans ce qu’on appelle les manifestations de rue et les réseaux sociaux qui ont des résonances réelles.

Il n’existe ni de mécanisme démocratique, ni de forces politiques, encore moins de formes d’organisations associatives de la société civile qui soient critiques et qui exigent un retour à l’ordre constitutionnel. Donc ces régimes cherchent la légitimité en réponse à la critique qu’on leur adresse du fait qu’ils sont nés des coups d’État et qu’ils n’ont pas de légitimité de base.

Cette légitimité populaire se nourrit d’un narratif tout aussi populiste, de substitution. C’est-à-dire que ce narratif-là consiste à remplacer la problématique de l’insécurité et du terrorisme par un narratif du panafricanisme anti-impérialiste, avec de plus en plus une tendance à l’alignement derrière la Russie ou ce qu’on appelle la nébuleuse du Sud global.

Je pense que s’il n’y a pas de rupture, de coups de force au sein de ces juntes là, nous pourrons peut-être assister pendant encore plusieurs années au maintien de ces militaires au pouvoir avec un nouvel ordre politique dans le Sahel…

Lesnouvellesdafrique.info : le G5 Sahel a aujourd’hui presque disparu avec les retraits du Mali, du Niger et du Burkina Faso qui forment désormais l’Alliance des États du Sahel (AES). Depuis que ce bouleversement est intervenu, comment voyez-vous le Sahel miné par des groupes terroristes ?

Dr Ahmed Diémé : Je noterai d’abord que l’AES est beaucoup plus sur le papier pour le moment que dans les institutions et la vie quotidienne des différents pays qui la composent. La seule chose qui est concrète, ce sont les opérations communes dans la lutte contre le terrorisme au niveau de leurs différentes frontières.

Ils rejettent également ce qu’ils appellent la démocratie à l’occidentale. Ils sont en train de constituer sur le plan intérieur une certaine vie politique où ils tiennent des assises, modifient des charges, pour dessiner, comme ils le disent, de façon souverainiste les lignes politiques qu’ils veulent s’offrir. Est-ce pour un retour à l’ordre constitutionnel ou une invention d’une nouvelle démocratie qui tienne en compte le paramètre sécuritaire ? … En tout cas, l’AES est sur le papier pour le moment.

Alors, la crise que cela implique au niveau de la Cédéao, c’est que ça remet les compteurs à zéro, plusieurs décennies après la création de la Cédéao qui est loin de la fin de la crise, car traverse des difficultés. Récemment, ils ont fait un certain nombre de pas vers la réintégration de ces pays, mais cela n’a pas donné grand-chose. Car, si on voit l’orgueil par lequel les juntes répondent, le caractère militariste, cette espèce de manque de tact diplomatique qui les caractérisent dans les réponses qu’ils apportent à la Cédeao, je me demande si la crise ne va pas se poursuivre au sein de la Cédéao, mais ce serait un grand dommage.

Ce qui est très dangereux, c’est cette volonté de démanteler la Cédéao, de voir la Cédéao ne plus être dans une position d’être la référence sous-régionale, de ne plus pouvoir poursuivre l’intégralité sous-régionale. Et c’est paradoxal parce qu’on essaie de saboter ou d’affaiblir structurellement et d’instaurer une espèce de tension permanente entre l’AES et la Cédéao. Cette démarche est en contradiction avec le projet d’intégration sous-régionale et même le projet panafricaniste dont se réclament pourtant certains tenants de l’AES.

De quel panafricanisme veulent les tenants de l’AES ? Un panafricanisme aligné derrière une puissance étrangère ou un panafricanisme réellement souverain qui s’appuie sur la souveraineté réelle qui est la souveraineté des peuples. Or, il ne peut y avoir de souveraineté qu’à travers un acte électoral, un acte politique citoyen…

Lesnouvellesdafrique.info :Parlons à présent du Tchad, actualité oblige. Ce accueille des milliers de réfugiés soudanais, mais le Tchad connaît aussi une forte présence militaire étrangère. Quel impact géopolitique peut avoir l‘élection présidentielle sur les relations entre le Tchad et les pays qui comptent rester militairement dans le pays ?

Dr. Ahmed Diémé : l’impact géopolitique que peut avoir cette présidentielle sur les relations entre le Tchad et les pays qui comptent rester militairement sur le territoire, c’est-à-dire la France et les États-Unis. Quel que soit celui qui va être élu (Mahamat Idriss Déby vient d‘être déclaré élu, selon les résultats provisoires. NDLR), il n’y aura pas d’impact sur les pays qui comptent rester militairement au Tchad.

Lesnouvellesdafrique.info : Mais le président Mahamat s’est rendu en Russie avant ce scrutin présidentiel. Faudra-t-il craindre que le Tchad se tourne aussi vers la Russie comme l’ont fait le Mali, le Niger et le Burkina ?

Dr. Ahmed Diémé : Selon les sources dont je dispose, le président Mahamat Idriss Deby s’est effectivement rendu en Russie avant le scrutin présidentiel pour remplacer un certain nombre d’armes qui étaient perdues lors de la rébellion du FACT par de nouveaux équipements. Mais le président russe Valdmir Poutine aurait proposé plutôt un partenariat beaucoup formalisé. La réflexion se poursuit entre les deux pays parce que le président Kaka du Tchad a continué de recevoir un certain nombre d’émissaires russes.

On ne peut pas dire que le Tchad se tourne vers la Russie. Il n’y a pas de signes pour le moment. Mais la problématique de ce basculement vers le giron russe se pose aussi, mais pour l’instant, les éléments dont je dispose me font croire que le président Kaka se place dans une espèce de séduction pour être le maître du jeu en essayant de manipuler et de voir comment jouer à l’équilibriste afin de voir avec qui il peut beaucoup plus tirer un profit sur le plan sécuritaire.

Pour le moment, je ne peux dire que tout cela peut se traduire par un départ des forces françaises, puisqu’il faudrait des actes bien précis, comme la signature d’un contrat de façon claire et nette. Et ce serait relativement très difficile dans le contexte politique tchadien actuellement si le binôme Kaka – Masra continue à diriger le Tchad.

Lesnouvellesdafrique.info : Les résultats provisoires de l’élection présidentielle au Tchad sont connus. Déjà, l’on entend des bruits de contestation venant de l’opposition. Quelles pourraient être les conséquences sur la sécurité du pays, qui est un havre de paix dans la zone très trouble du Sahel ? 

Dr. Ahmed Diémé : C’est une perspective plausible et probable à mon avis. Il y a eu des signes avant-coureurs que sont, premièrement, la présence intimidante de miliciens russes pour des besoins de sécurité vis-à-vis de troubles internes et d’une possible crise post électorale.

Deuxièmement, c’est le fait que le président Kaka craindrait énormément un deuxième tour et il ferait tout pour l‘éviter. Car déjà, le processus n’est pas assez clair, on ne sent pas la présence d’observateurs étrangers qui peuvent confirmer ou infirmer les résultats. On ne sent pas la liberté de la presse, comme cela s’est passé récemment au Sénégal où les médias ont rapporté en direct les résultats de la présidentielle.

Troisièmement, on voit des actes qui consistent à intimider les leaders et autres délégués de l’opposition, à surveiller le domicile de Succès Masra. Pour quelle raison ? On ne sait pas.

Enfin, je crois que fondamentalement, dès le début de la transition et au cours de la phase de campagne, et avec le protocole de Kinshasa entre Succès Masra et le président Kaka, une bonne partie des experts avait indiqué un deal politique qui existerait entre les deux hommes.

Ce deal n’aurait de consistance et de force que si, par complaisance, on faisait en sorte que le président Kaka ne perde pas les élections. Donc le 2e tour n’arriverait pas.


Lesnouvellesdafrique.info : Quel est le poids du Tchad dans la question soudanaise ?

Dr. Ahmed Diémé : C’est un poids considérable. D’abord, ce sont les mêmes communautés qui habitent au Darfour et au Tchad, il y a un lien historique fort. Et enfin, il y a une espèce d’immixtion stratégique du Tchad dans les troubles au Soudan.

Le Tchad a besoin d’avoir certainement un partenaire. Vous savez, quand il y a un chaos sécuritaire dans une région du monde, on cherche toujours à avoir le partenaire.

Et le partenaire dans cette chaise géostratégique-là, ça semble être de plus en plus Hemidti qui a un soutien logistique à travers l’aérodrome d’Amjaras étant donné qu’un certain nombre d’habitants de Amjaras avaient même exigé la redevance de l’usage que Hemidti fait de l’aérodrome.

Les clans de Deby n’avaient pas vu d’un bon œil l’usage de cet aérodrome comme plateforme logistique pour Hemidti.  Il faut ajouter à cela le lien que Haftar a avec les mercenaires de Wagner qui sont impliqués dans les luttes que mène actuellement le FSR de Hemidti et de Al Burhan.

L’autre élément du poids du Tchad dans la question soudanaise, c’est aussi un poids humanitaire. Le Tchad craint énormément avec ce flux de réfugiés qu’il y ait des velléités de rébellion massalite ou de Darfouris pour contreattaquer les positions du FSR de Hemidti. Le Tchad ne veut pas redevenir l’arrière-base d’une résurgence de la rébellion darfourie dans le contexte actuel avec les massacres que Hemidti est en train de commettre dans la guerre civile qui se déroule actuellement au Darfour.

Le Tchad a envie de jouer un rôle et son poids consisterait à la fois à avoir le contrôle de cette perspective de rébellion qui va contre-attaquer le FSR et en même temps à contenir le flux de réfugiés, mais aussi à pouvoir avoir le contrôle sécuritaire. Enfin, d’obtenir d’une certaine manière un certain nombre de facilités vis-à-vis du Qatar, qui compte énormément dans les préoccupations diplomatiques et géostratégiques du Tchad.

Les nouvelles d’Afrique.info : Quel est l’intérêt du jeu d’influence entre les États-Unis et la France  au Tchad?

Dr Ahmed Diémé : L’intérêt est géostratégique, mais la France et les États-Unis ne sont pas dans un antagonisme. Non. L’antagonisme se trouverait plutôt entre la France et la Russie ou les États-Unis et la Russie. Il y a l’intérêt qui va au-delà du Tchad, qui cherche aussi à avoir un regard et une position extérieure ou avancée des forces américaines en Afrique pour couvrir l’ensemble du Sahel et du Sahara.

Ce maillage géostratégique qui va de la bande saharo-sahalienne jusqu’au Soudan en continuant jusqu’en Somalie et Djibouti, etc. Et les États-Unis tiennent à gérer cette configuration géostratégique et ils ont l’avantage depuis plusieurs années dans le cadre de la surveillance et du regard qu’il faut jeter sur cette partie du monde.

Les intérêts géostratégiques, ça relève de l’OTAN puisque c’est Africom, basé en Allemagne, qui s’en occupe.D’où l’implication de l’Allemagne dans le dispositif des forces américaines dans le Sahel. Il faut aussi signaler que ces intérêts géostratégiques des États-Unis sont en ligne avec le besoin que l’OTAN a d’avoir le contrôle de la Méditerranée parce que ce qu’on oublie très souvent, c’est qu’en termes géographiques, le Sahel et toute cette région là, à part le tampon qui est le Maghreb, est très proche de l’Europe.

Le contrôle de la Méditerranée explique entre autres l’intérêt géostratégique tellement vital de l’Occident et de l’OTAN, notamment à avoir une présence militaire, une couverture satellitaire.

Aujourd’hui, avec le retrait du Nigeria, on voit de plus en plus le besoin de s’installer dans les zones qui sont très proches du Sahel, de la bande sahelo-saharienne (Tchad, Côte d’Ivoire, Ghana, Sénégal…).

En outre, ce besoin de présence géostratégique est ardent parce que le partenariat n’est pas seulement militaire. Il est aussi économique. Il s’agit de voir où se trouvent les intérêts de ces puissances.

Dans ce jeu, malheureusement, l’Afrique n’écrit pas son histoire, elle est considérée comme un objet. On appréhende toujours les questions géostratégiques concernant l’Afrique en termes de passivité historique de l’Afrique.

Maintenant, comment faire pour que l’Afrique demain devienne une actrice géostratégique de sa propre survie, de son propre espace et de ses propres intérêts géostratégiques. Cela suppose en amont que l’Afrique se construise en tant que force, d’où la nécessité de la réunification concrète ou d’un véritable panafricanisme qui peut passer par la consolidation des organisations sous-régionales existantes, par le renforcement de la Zlecaf, par la réforme de l’Union africaine, par des politiques économiques et commerciales pour une Afrique prospère

Lesnouvellesdafrique.info : Merci Dr. Ahmed Diémé.

Ahmed Diémé :  Je vous en prie.

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