« Aujourd’hui que nous ne sommes plus utiles, on nous met dehors. Pourtant nous avons participé au redressement de la France« , se désole Bathily, un Malien menacé d’expulsion de son foyer pour travailleurs immigrés, comme des dizaines d’autres résidents.
Depuis plusieurs mois, les résidents des bâtiments Senghor (sud de Paris) et Riquet (nord) assistent impuissants aux départs contraints des hôtes les plus âgés, comme Abdoulaye Dembelé.
Ce Sénégalais de 77 ans a vécu près d’un demi-siècle en foyer. Il est aujourd’hui convoqué devant le tribunal judiciaire de Paris par le bailleur social Adoma (ex-Sonacotra) qui souhaite le déloger: on le poursuit pour avoir hébergé un proche lorsque la crise du Covid-19 l’a empêché de revenir d’Afrique où il était parti rendre visite à sa famille.
« Ils ne veulent rien entendre. Je vais aller où à mon âge avec une canne ? », s’inquiète le vieil homme coiffé d’un kufi (bonnet musulman), assis sur le lit de sa chambre de 16 m2 au mobilier rudimentaire.
Balayeur dans le métro, ouvrier chez Peugeot, ce fils d’un tirailleur sénégalais – son père a combattu pour la France pendant les deux guerres mondiales – pensait être un résident modèle.
Il avait bien prévenu le bailleur social qu’un proche occuperait son logement. Mais pendant son séjour en Afrique où vivent sa femme et ses enfants, un huissier constate l’occupation « illicite » de sa chambre pour laquelle il débourse 475 euros chaque mois.
Le retraité, qui n’est jamais allé à l’école, se souvient d’avoir signé un nouveau contrat lors de la réintégration de son logement après sa rénovation en 2019. Mais il dit ne pas avoir compris ce qu’il signait, comme de nombreux autres résidents.
« Les résidents ont toujours la possibilité d’héberger un tiers pendant trois mois par an, à condition de le déclarer au bureau et de signer le cahier des invités », indique Adoma, qui a pour actionnaires la Caisse des dépôts et l’Etat.
Chaque résident est reçu lors d’un entretien individuel et des solutions sont proposées pour les personnes en perte d’autonomie, ajoute le bailleur.
Le témoignage de M. Dembelé rejoint celui de plusieurs résidents : ils ont perçu un changement de comportement de leur bailleur social à l’occasion de la rénovation des bâtiments.
Bâtis dans les années 50 par le gouvernement, notamment à Paris dans des zones proches des chantiers, les foyers avaient vocation à loger, temporairement, une main d’oeuvre issue des colonies afin de reconstruire le pays au sortir de la guerre.
Mais après un rapport très critique sur ces logements conçus pour encourager la vie en communauté, un vaste programme de rénovation est lancé en 1997. Il est alors décidé de moderniser les 687 foyers « dont la configuration et l’état de dégradation ne permettaient plus de proposer une solution de logement digne », peut-on lire sur le site du gouvernement.
« Depuis les transformations des foyers en résidences, Adoma multiplie les assignations, mais leur campagne est devenue plus offensive depuis un an et demi » face à la crise du logement social, avance Michael Hoare, du Collectif pour l’avenir des foyers (Copaf).
Selon l’association, qui assiste les habitants dans leur défense, de trois à dix dossiers passent chaque semaine devant le tribunal de Paris pour « occupation illicite » d’un logement. Les titulaires des chambres hébergent souvent des proches venus comme eux du pays pour travailler en France.
Adoma, qui gère 105 foyers en France, ne souhaite pas communiquer le nombre de procédures engagées mais assure qu’elle fait « tout pour éviter l’expulsion » de ses résidents, envisagée seulement en « ultime recours ».
« Etudiants, jeunes actifs, personnes âgées isolées, familles monoparentales, femmes victimes de violence… Ils font tous partie de ces publics prioritaires pour lesquels Adoma s’efforce d’apporter des solutions et des lieux adaptés », indique le bailleur, qui dit accueillir un public « toujours plus large ».
Mais pour le neveu de Demba Touré, un résident sénégalais de 70 ans en fauteuil roulant, sommé de partir d’ici le mois d’août, Adoma « les a trahis ». « Même si le règlement leur donne raison, on ne parle pas de loi, mais d’humanité », dit ce trentenaire.
Son oncle, reconnu handicapé à 80% après avoir respiré de l’amiante lorsqu’il s’occupait de l’entretien des climatisations d’entreprises publiques, a besoin de l’aide d’un proche 24h/24.
Mais le bailleur social refuse que l’aidant soit logé. De même pour Aboubacar Ba, 55 ans, qui réside dans un autre foyer, dans le nord de Paris, aveugle et assisté par son jeune frère. Il a été convoqué fin mars devant le tribunal.
Pourquoi ne pas rentrer chez eux, après une vie de labeur loin des leurs ? Ces retraités âgés et malades, qui ont cotisé toute leur vie en France, doivent y résider six mois par an, pour bénéficier notamment de l’assurance maladie.
« Ces foyers recouvrent parfois 40 ans de la vie d’un homme. C’est l’endroit où il est facile de parler sa langue, où l’on vit avec des personnes qui ont traversé les mêmes expériences », la vie loin de chez soi, le racisme, explique la sociologue Laura Guérin, autrice d’une thèse sur le sujet.
Cet habitat aujourd’hui « se standardise », relève la chercheuse à l’Université Paris 8.
Les cuisines collectives, les salles de prière et de réunion disparaissent, au grand dam des résidents historiques qui se sont « créés une deuxième famille » dans ces foyers où régnait « la solidarité », à des milliers de km de leur pays natal et bien souvent de leur famille.
« Leur objectif est de casser notre mode de vie qui ne leur convient plus. Pourtant, ce sont eux qui à l’époque nous ont mis à l’écart et dit de vivre comme ça », s’étonne Abdoulaye Bathily, président du comité des résidents du foyer Riquet.
Avec Afp