La Cour pénale internationale, après treize années d’investigations, a récemment mis un terme aux procédures judiciaires consécutives aux violences postélectorales lors de la présidentielle de 2007 au Kenya. Le bilan de cette folie meurtrière entre les partisans de Uhuru Kenyatta et son adversaire, William Ruto, est de 1 300 morts et 600 000 sans-abris. Plus d’une décennie plus tard, les adversaires irréductibles d’hier ont enterré la hache de guerre, mais les nombreux morts qui ont pourtant pataugé dans des vallées de larmes et de sang sont relégués aux oubliettes. Bien plus consternant, le martyre de ces militants politiques, qui ont pourtant payé le prix du sang par le triomphe de leurs leaders politiques, ne donne guère lieu à des commémorations ou à quelque cérémonie du souvenir.
Le dénouement judiciaire de cette triste séquence historique nous donne l’occasion de questionner le positionnement idéologique des formations politiques de l’opposition en Afrique. Les motivations de leurs leaders – les constituants de leur identité dans le champ politique – sont-elles ancrées dans un réel socle philosophique ? reposent-elles sur de véritables visions et la volonté de « changer la vie », comme le promettait François Mitterrand à la veille de son accession à la magistrature suprême en 1981 ?
Il est plus que jamais temps d’ouvrir ce débat. En effet, lorsque nous jetons un regard rétrospectif sur la scène politique africaine depuis la généralisation du pluralisme politique, à l’aube des années 1990, force est de constater que la désaffection des citoyens envers les politiques n’a cessé de croître. Les inscriptions sur les listes électorales sont en forte baisse, les électeurs inscrits sur les listes se détournent des bureaux de vote lors des scrutins et préfèrent vaquer aux occupations de survie quotidiennes qui leur garantissent le gîte et le couvert.
Nombre parmi ceux-ci sont convaincus que l’offre politique qui leur est faite n’est en réalité qu’un prétexte pour les leaders politiques de garantir, pour eux-mêmes, leur progéniture et leurs très proches alliés, une assurance-vie.
Ces électeurs désabusés se sont rangés à l’idée selon laquelle il n’y a de politique que « la politique du ventre », que le politologue Jean-François Bayart a brillamment théorisé dans sa thèse de doctorat en science politique.
À tort ou à raison, cette perception du jeu politique en Afrique a eu d’autant plus de succès que les rapprochements soudains entre des adversaires politiques, après des différends qui ont fait d’innombrables morts de part et d’autre, se font rarement, sinon jamais, sur des convergences d’idées ou programmatiques.
De manière récurrente, il s’agit de deals politiques à partir de la gestion concertée des rapports de force de l’heure. En clair, on fait table rase des torts des uns et des autres, on décide conjointement de l’extinction des procédures judiciaires en cours, lorsque le pouvoir central ne décide pas simplement de ne guère appliquer des décisions de justice, au grand mépris de la séparation des pouvoirs.
Dès lors, comment ne pas asseoir auprès des militants politiques, naguère chauffés à blanc dans la rue, parfois au prix du sang, la conviction qu’ils se sont battus non pas pour l’avènement d’une société meilleure, mais comme de simples fantassins sacrifiés qui ont servi de bétail électoral pour satisfaire la soif de pouvoir de leurs leaders respectifs ?
Il faut se souvenir que les processus démocratiques, initiés en Afrique il y a une trentaine d’années, ont suscité un vif enthousiasme au sein des populations, parce que le parti unique était accusé de tous les maux.
La diversification de l’offre politique, les réformes constitutionnelles qui ont consacré la séparation des pouvoirs, l’implication accrue de la société civile dans l’élaboration des politiques publiques ou le contrôle de l’action gouvernementale étaient alors présentés comme des gages de changement et de modernisation de la vie publique.
Trois décennies plus tard, nombre de leaders d’opposition d’hier qui battaient alors le pavé, pour certains sans le sou et à la limite du dénuement, sont devenus les gouvernants d’aujourd’hui. Certains ont même été un frein à l’alternance politique, qui a pourtant rendu possible leur accession au pouvoir, lorsqu’ils n’ont pas institué des politiques plus répressives et liberticides que celles de leurs prédécesseurs !
D’autres et leurs équipes se sont lancés à corps perdu dans un enrichissement frénétique et illicite, abandonnant dans le désarroi et la misère ces militants qui les ont faits rois.
La question qu’impose ce constat est celle de savoir ce que veut dire « être opposant politique en Afrique » aujourd’hui. Comment faire pour que le leadership politique en Afrique, comme dans son acception classique, redevienne un outil de transformation sociale et de progrès ?
Auteur : Eric Topona dans revue politique et parlementaire