Dans « Je suis née libre », Rokia Traoré raconte l’épreuve qui a bouleversé sa vie : une arrestation brutale, des mois d’humiliation et un combat acharné pour retrouver sa intégrité et sa liberté. Un récit intime et poignant. Nous vous proposons, ci-dessous, la seconde partie de notre entretien avec Rokia Traoré.
LNA : Ce livre – Je suis née libre– n’est pas une autobiographie classique, c’est un récit qui interroge la liberté individuelle, les droits des femmes et les relations complexes entre l’Afrique et l’Europe.
Rokia Traoré : Quand on parle d’Afrique, je pense à nous tous : à la fois ceux qui ont des nationalités africaines aujourd’hui, et aussi à ceux qui ont évolué ailleurs après être nés de parents déportés, c’est-à-dire les descendants d’africains capturés et vendus dans le cadre du commerce triangulaire, ainsi que ceux qui sont de double nationalité pour différentes raisons et qui vivent entre l’Afrique et l’Europe ou les États-Unis. Tous ces Africains et Afro-descendant dont le lien avec le continent Africain peut se voir à travers la couleur de leur peau subissent ces jugements, ces manières d’être vus. C’est rarement, pour ne pas dire jamais, que les États africains prennent position, ne serait-ce que par des courriers adressés à l’Europe, aux États-Unis… pour manifester son attachement au respect des droits humains à l’égard de citoyens africains. La reconnaissance de l’esclavage comme étant un crime contre l’humanité, par l’Union Africaine, m’a donné beaucoup d’espoir. J’espère nous réussirons à faire évoluer le continent, rendant possible des solutions concrètes d’entende et d’entraide.
Je suis une mère de famille qui a subi les conséquences d’un mandat d’arrêt européen émis pour une infraction qui n’existe pas : Il n’y a pas eu d’enlèvement d’enfant.
Que suis-je censée penser ? Que, c’est normal de se retrouver plusieurs fois arrêtée, menottée, emprisonnée, non par ce qu’il y a eu erreur sur la personne, mais par ce que j’ai été accusée d’une infraction qui n’a jamais eu lieu ? Qu’il s’agisse d’un seul individu, ou de groupes d’individus, les droits humains valent pour tous. Le respect de ses principes doit être de rigueur en toutes circonstances.
LNA : Et cela a entamé votre carrière de musicienne très connue.
Rokia Traoré : Mais à un moment donné, je me cherche. Je ne pense même plus à une carrière. Dans un premier temps, je cherche à protéger mes enfants, à réfléchir à ce que je vais entreprendre, comment je vais faire pour pouvoir continuer à leur donner le même niveau de vie, la même éducation, etc.
Et je réfléchis à comment faire pour ne pas devenir folle. Parce que ne plus se reconnaitre dans sa vie, ne plus rien reconnaitre dans sa vie, ne pas comprendre ce qui se passe et ce qui m’est reproché, tous ces troubles résultaient de la violence de la procédure qui venait de saccager mon environnement social et professionnel. Certes une telle opportunité de remise en question et reconstruction totale oblige à se renforcer, se surpasser, grandir. Mais on voit cela comme un chalenge impossible au début. Par la suite je ne savais tout simplement pas comment avouer à mes enfants que j’étais totalement dépassées. Je leur avais toujours offert ce qu’il y avait de mieux dans leur environnement, afin qu’ils grandissent dans les meilleures conditions possibles. Je crois que, instinctivement, je me suis bornée à rester debout pour continuer à assurer l’éducation de mes enfants, continuer à les voir s’épanouir. C’est ainsi que, dans mon esprit, le reste s’est remis en place. Au fur et à mesure, je suis parvenue à relativiser et avancer. Je pense que pour quelqu’un à qui ça n’est pas arrivé, c’est très difficile de comprendre. Oui, en gros, on se regarde dans un miroir, on ne sait plus qui est là.
LNA : Et votre ouvrage « Je suis née libre » met non seulement la lumière sur les héritages culturels d’Afrique, les inégalités persistantes et la quête d’émancipation. Mais vous mêlez aussi réflexions personnelles, expériences vécues et analyse des rapports de pouvoir qui façonnent les destins des Africains, en particulier ceux des femmes d’Afrique.
Rokia Traoré : C’est une réalité dont je veux dire : j’avais confiance.
Consciente du rôle que nous pouvons chacun jouer pour changer notre monde, J’ai, comme je l’ai déjà dit, beaucoup milité pour le respect des droits pour tous, mais avec une certaine naïveté…
Ma position était, en quelque sorte, une position de luxe parce que j’ai grandi entre l’Europe et l’Afrique en étant dans un milieu protégé en milieu diplomatique par le métier de mon père.
Et donc je n’avais pas forcément conscience du fait que certains en arrivent à l’agressivité dans la réclamation de leurs droits. Je partais du principe qu’il suffirait d’apprendre à réclamer ses droits calmement, parce que c’est un dû, peu importe de quelle couleur nous sommes et de quelle couche sociale nous venons : nous sommes égaux en tant qu’êtres humains.
Pour moi, l’agressivité dans une revendication de droits était liée à des complications dans lesquelles les gens ont pu grandir, je croyais en ce que l’on nous fait croire : le lien entre l’agressivité des gens à l’égard de la société et leur éducation dans un environnement social donné. Mais ce n’est pas vrai, l’agressivité dans l’attitude de certaines personnes qui revendiquent des droits est un rendu de ce que la société leur a adressé dans sa manière de les voir, ou plutôt ne pas les voir ni les entendre, dans sa manière de les traiter.
Je me suis rendue compte qu’il n’y a rien à faire, on ne nous laisse pas le choix. J’avais 45 ans quand cette procédure est arrivée. Je n’avais jamais eu de problèmes avec la justice, ni en Europe, ni ailleurs. J’avais travaillé honnêtement et avec acharnement pour mériter le respect et je respectais les autres. Cependant, c’est avec une violence inouïe que cette procédure m’est tombée dessus. En dehors de l’inexistence de cette infraction dont j’ai été accusée, les actes judiciaires qu’elle venait justifier m’ont infligé une terreur que je n’avais jamais connu.
LNA : C’est pourquoi vous appelez à repenser aussi la notion de liberté.
Rokia Traoré : Tout d’abord dans nos propres esprits, en Afrique. J’ai l’impression que pour nous-mêmes, le fait que nos pays dépendraient des pays développés justifierait que nos droits ne soient pas respectés. Il est important de respecter la notion de Liberté : hors des carcans imposés par l’histoire coloniale et les normes sociales. Que l’Afrique soit encore dépendante de l’Europe, ou pas, et comment, ne devrait avoir aucune importance dans la manière dont les libertés des africains sont respectées. Il n’y a pas plus dépendant que les animaux domestiques, mais ils ont des droits que nous sommes tenus de respecter.
Donc, oui, je suis née africaine, mais je suis née libre.
Que l’on estime toutes les ressources qui sortent d’Afrique au bénéfice du monde entier, et on comprendra qui dépend de qui réellement. Mais encore faut-il que le continent puisse connaitre un apaisement durable afin de se soigner de l’intérieur, se connecter entre ses différentes parties et avoir son mot à dire d’une seule voix dans le monde.
LNA : « Je suis née libre », c’est donc une œuvre essentielle pour comprendre également les aspirations d’une génération africaine en quête de connaissance et de justice.
Rokia Traoré :C’est absolument cela. Nous avons des destins liés dans un monde dont les différentes parties ne connaissent pas de frontière par la nature. Noirs ou blancs en tant qu’êtres humains nous sommes égaux. Nos territoires et nos Histoires sont imbriquées. Ce que nous pouvons construire, nécessairement ensemble dans ce monde, dépend de la conscience que nous avons de nos liens, la connaissance que nous avons de nos lois et leurs failles, la capacité que nous avons à mener des changements tous ensemble. Les règles doivent être les mêmes pour tous. On ne peut cesser de se battre pour veiller à ce que la liberté et l’égalité soient respectés par tous et pour tous.
LNA : Pouvez-vous nous raconter, Rokia Traoré, ce que vous avez vécu en prison, en Italie, en Belgique, aux côtés d’autres femmes, vos codétenues ? »
Rokia Traoré : J’ai vécu une situation qui était très favorable à l’apprentissage de l’autre, l’apprentissage d’un monde qui n’est pas le mien. Et cela m’a aidé, parce que des fois, ça m’a permis d’oublier mon cas et de penser à d’autres, de consoler d’autres, d’être avec des femmes qui sont là pour 20 ans, et elles ont des choses réellement à se reprocher, elles cherchent une voie d’apaisement. Pour elles ce temps de prison est nécessaire, elles le savent, même si elles ne sont pas moins vulnérables dans les réalités de la privation de liberté.
Et donc on se retrouve à partager des moments avec elles, les écouter, être proche d’elles, selon les possibilités, parce qu’il y a aussi énormément d’agressivité.
On s’entend bien avec certaines. D’autres sont tout de suite agressives, puis deviennent des amies par la suite.
Il y a toutes sortes de situations, mais cette expérience humaine m’a permis de pouvoir sortir par moment de mon cas. Je les écoutais en écrivant et en étant là comme si j’étais en reportage.
C’était une manière, plusieurs fois par jour, de me déconnecter de mes inquiétudes, de mes incompréhensions, de mes appréhensions, et ça a été une expérience très enrichissante de voir ce qu’il y a d’humain en milieu carcéral, que ce soit au niveau des détenus ou au niveau des surveillants de prison, ou dans la relation détenus-surveillants de prison.
On ne voit pas le bien ou le mal, surtout dans ma situation où je ne comprenais pas ce que j’avais fait de mal pour être en prison, je ne voyais plus la prison comme cet endroit réservé à ce qui ont « fait du mal ». Je ne voyais plus que l’humain : ce que je pouvais donner de mon temps, mes habits, ma nourriture, pour apaiser, consoler, et ce que je pouvais recevoir pour m’accrocher. Ça reste un environnement où il y a d’autres êtres humains et ça reste sur terre, ça reste parmi nous. Et c’est pour ça que les droits humains en milieu carcéral aussi sont très importants.
En entrant en prison, on perd une place en société, la majeure partie des détenues ne sont pas certains de pouvoir reconstruire leur vie à leur libération. Le regard des autres dehors, leur jugement est un poids.
Moi aussi, avant, je pensais que seuls ceux qui ont fait quelque chose de mal vont en prison, ainsi que ceux qui sont victimes d’erreur sur la personne.
Je n’ai jamais pensé qu’il fallait rejeter une personne qui a fait de la prison, ou ne pas respecter les droits humains en milieu carcéral.
Mais je ne réalisais pas à quel point il était important de s’assurer que les personnes incarcérées puissent vivre leur temps d’emprisonnement comme une étape de reconstruction, et non une fin de toutes perspectives. Plus les conditions de détention sont inhumaines, plus les détenues se perdent.
Personnellement, pendant mon incarcération j’ai ressenti énormément de peur, j’ai ressenti de la colère face au saccagement injuste de ma vie. J’ai ressenti de la tristesse face aux attitudes et propos volontairement humiliants, mais ma dignité n’a jamais été entamée parce que je n’ai jamais rien fait de malhonnête, j’ai pu subvenir aux besoins de mes enfants en vendant des investissements, j’ai réussi à garder un esprit sain, alors je me suis toujours sentie digne. Ma dignité est restée intacte et m’a protégée.
C’est cette dignité dont j’avais les moyens psychologiques et financiers qu’il faudrait pour toutes les personnes incarcérées. C’est elle qui protège. C’est elle qui permet de se dire que l’on va y arriver, par ce que l’on sera en mesure de faire ce qu’il faut pour s’en sortir. Peu importe la raison pour laquelle on se retrouve en prison, c’est la dignité qui nous permet de nous rappeler que nous méritons de vivre.
Ne pas permettre cette dignité à une personne incarcérée équivaut à une peine de mort.
Et donc c’est cela aussi que ceux qui sont spectateurs dans une situation où d’autres vont en prison doivent comprendre.
Lorsqu’on est jugé et condamné « par le société » à une peine de privation de liberté, c’est un drame social. On perd une image intégrée dans la société, on est comme effacé, tout ce que l’on a fait de bien est effacé. Puis on se retrouve à vivre dans une douzaine de mètres carrés, avec une ou deux personnes avec qui on n’a rien en commun, on a le statut de prisonnier aux yeux du personnel carcéral, notre espace de vie est restreint au minimum, limité à un environnement qui nous est imposé.
J’ai partagé la plupart du temps, lors de mes périodes d’incarcération dans les trois pays d’Europe : la France, l’Italie et la Belgique, des cellules avec des codétenues. On doit se défaire de sa pudeur, on doit apprendre à encaisser de l’agressivité. La leçon d’humilité est magistrale. Non parce que je sortais de conditions de vie qui me permettaient un grand nombre de privilèges dans mon existence à l’extérieur, mais par la façon incongrue et violente dont je me retrouvais en prison. J’étais consciente qu’en ce monde rien n’est acquis, mais ce qui m’arrivait dépassait tout ce que j’aurais pu imaginer. Je ne pouvais même pas me dire, « si seulement je n’avais pas commis tel crime !» Contre toutes attentes, j’étais juste là, en prison, accusée d’une infraction grave que je n’ai pas commise « enlèvement, séquestration et prise d’otage ». Il est arrivé que, assise dans ma cellule de prison, j’y repense, j’en rigole aux larmes, avant de continuer avec des pleures de détresse.
Aujourd’hui, je suis heureuse d’avoir appris ce que je n’aurais pu apprendre qu’en passant par ces épreuves dont je me serais pourtant passé sans hésitation.
Ce qui compte, c’est que je suis là, mère de deux enfants qui sont en bonne santé et sont intellectuellement bien épanouis. Je suis une femme heureuse, je n’ai rien perdu qui ne puisse être reconstruit. J’ai encore, devant moi, quelques belles années pour participer à changer mon monde. En général, c’est là que l’on a l’habitude de dire au Mali « Que Dieu nous accorde longue vie et bonne santé »
B.B







