En prétendant défendre la souveraineté du Mali tout en rompant toute coopération normale avec les démocraties, la junte d’Assimi Goïta s’isole et isole le pays, se militarise et plonge le Mali dans une instabilité chronique.
Le 11 mai 2025, le Général de Corps d’Armée Ismaël Wagué a affirmé publiquement : « Avec cette coopération russe, nous sommes en train de dénazifier le Mali ». Cette déclaration a été faite lors d’une réception organisée à l’Ambassade de Russie à Bamako. Cet événement commémorait le 80ème anniversaire de la victoire de l’Union soviétique sur l’Allemagne nazie pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ce propos, qui emprunte le vocabulaire du Kremlin utilisé pour justifier sa guerre contre l’Ukraine, mérite une mise au point rigoureuse. Elle repose sur une inversion historique et factuelle d’une gravité inquiétante.
Tout d’abord, il faut préciser que Moscou a justifié l’agression de l’Ukraine par la volonté de dénazifier le pays, en 2022. Sur le plan intérieur, le Kremlin cite suffisamment le terme « dénazification » pour délégitimer les opposants et certains activistes de la société civile et des médias. L’usage ici du terme par un officier malien, un des piliers de la junte, dans un contexte où le pays est en partenariat renforcé avec la Russie interroge et inquiète, notamment au regard de la réalité idéologique des groupes paramilitaires russes actuellement actifs au Mali.
L’usage du terme dans le contexte malien prête presque à sourire tant le groupe Wagner qui y sévit sur ordre du pouvoir putschiste est une entreprise fondée par un sulfureux personnage, issu des rangs du néonazisme. En effet, Wagner, présent au Mali depuis le départ de la Force française Barkhane, a été fondé par Dmitri Outkin, un ancien officier des Forces spéciales russes et néo-nazi revendiqué et assumé. Outkin portait notamment sur le corps plusieurs tatouages nazis, dont les insignes de la Waffen-SS, et avait nommé le groupe Wagner en référence à Richard Wagner, compositeur préféré d’Adolf Hitler.
Les mercenaires russes utilisent aussi souvent les insignes runiques sur leurs théâtres d’opération. L’un des plus utilisés est la rune Othala, qui figurait auparavant sur un drapeau de l’infanterie SS pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce symbole incarnant le « patrimoine, l’héritage, les biens hérités » est devenu un signe favori des suprémacistes blancs. Loin d’être un outil de lutte contre le nazisme, Wagner est en réalité le prolongement d’une idéologie xénophobe, suprémaciste et racialiste, dont les valeurs sont fondamentalement incompatibles avec toute vision républicaine ou anticolonialiste.
Depuis la disparition officielle d’Evgueni Prigojine dans un crash d’avion à l’été 2023, dont les contours et les circonstances demeurent très sombres, l’entité Wagner au Mali a été progressivement remplacée par l’« Africa Corps », sous l’autorité directe du ministère russe de la Défense. Le choix de cette appellation est tout sauf anodin. Elle fait référence au Deutsches Afrikakorps, l’unité de l’armée allemande commandée par le Maréchal Erwin Rommel, qui mena des campagnes militaires en Afrique du Nord durant la Seconde Guerre mondiale sous les couleurs du Troisième Reich. Ce corps expéditionnaire nazi a été impliqué dans des exactions contre des soldats africains capturés et emprisonnés par les forces de l’Axe. Dans un article daté du 6 aout 2007 très fouillé, le média Jeune Afrique, reprenant un travail de l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, avait mis en lumière les persécutions des Africains sous le régime nazi. (Quand Hitler massacrait les Noirs, JA n° 2482). En effet, nombreux tirailleurs sénégalais faits prisonniers ont été massacrés par les troupes allemandes, dans des actes de guerre qui tenaient pour beaucoup du racisme.
Le fait qu’un officiel malien reprenne en 2025 cette terminologie relève d’un grand contresens historique. Mais il s’agit aussi d’une tentative visant à blanchir et réhabiliter un pan entier de l’histoire militaire nazie, dans un continent qui fut précisément l’une de ses victimes. Qualifier d’« opération de dénazification » la présence de forces russes, elles-mêmes liées à une idéologie néo-nazie explicite, constitue une insulte non seulement à l’intelligence, mais aussi à la mémoire des victimes africaines du nazisme. C’est faire fi de l’histoire, travestir les faits et manipuler l’opinion publique malienne à des fins de légitimation d’un pouvoir autoritaire et militarisé.
Au Mali, cette coopération s’est traduite par des violations graves des droits humains (notamment à Moura, en mars 2022), des pressions fiscales sur les opérateurs miniers pour financer la présence russe et un renforcement de la dépendance économique et sécuritaire envers Moscou, dans un contexte d’opacité totale.
Ainsi, la déclaration du Général Ismaël Wagué relève d’un renversement orwellien du réel et d’une manipulation populiste. Les faits sur le terrain racontent une tout autre réalité. Car contrairement au fait de « dénazifier » le Mali, la Russie y déploie des structures militaires issues d’un imaginaire autoritaire assumé. Les fondements de la souveraineté populaire dans le Sahel sont mis à mal, notamment dans les trois pays de l’AES. Car en substituant à un partenariat multilatéral un contrôle opaque, idéologiquement chargé, et historiquement blessant, on met à mal des décennies de souveraineté certes imparfaite mais réelle.
Le Mali est dans une situation préoccupante tandis que la junte actuelle au pouvoir s’emploie à fermer les espaces de liberté et à maintenir les citoyens sous une autorité aussi opaque que violente. Il n’est pas désormais exagéré au vu de la situation sécuritaire du pays, de la dissolution des partis politiques et du mandat de 5 ans taillé pour lui-même par Assimi Goïta en toute illégalité de douter de l’avenir du Mali, qui risque de sombrer dans l’amnésie et l’aliénation.
Le drame malien est profond. Les campagnes militaires menées en solitaire, par un pouvoir illégitime, se caractérisent par une forte brutalité. À Moura, en mars 2022, les Forces maliennes, épaulées par le groupe Wagner – rebaptisé Africa Corps –, ont été accusées du massacre d’au moins 300 civils par un rapport de l’ONU et de Human Rights Watch. Dans le pays, les exécutions sommaires, violences sexuelles et déplacements forcés sont devenus monnaie courante. Face à son incapacité à tenir ses promesses sécuritaires et économiques, la junte mise sur la répression pour survivre. Le discours martial et nationaliste justifie les restrictions des libertés et l’érosion de l’État de droit. La suspension la semaine dernière de toutes les activités politiques est un élément révélateur de la dérive malienne. Des figures de la société civile, comme Abba Alhassane et El Bachir Thiam, ont été enlevées pour avoir osé critiquer le régime. Les médias indépendants sont traqués.
En prétendant défendre la souveraineté du Mali tout en rompant toute coopération normale avec les démocraties, la junte s’isole et isole le pays, se militarise et plonge le Mali dans une instabilité chronique. Le terrorisme s’enracine, les populations sont livrées à elles-mêmes, et la gouvernance est réduite à une logique de contrôle autoritaire. Ce n’est plus seulement l’échec d’un projet sécuritaire : c’est le risque de l’effondrement d’un ordre régional qui part de trois régimes putschistes. Seule une pression diplomatique internationale soutenue, accompagnée d’un véritable engagement en faveur de la restauration d’institutions civiles, pourrait encore enrayer cette dynamique mortifère. Et le Sénégal ne doit ni être dans l’admiration ni dans le jugement hâtif avec les pays de l’AES, mais il doit déployer une puissance diplomatique forte et persuasive pour aider le Mali et ses deux partenaires à recouvrer le chemin de la légalité et de la légitimité démocratique.
Babacar P. Mbaye
Expert en géopolitique