« Si Dakar et N‘Djamena mettent fin aux bases militaires françaises, il y aura un bouleversement géopolitique majeur… », explique Tidiane Dioh

« Si Dakar et N‘Djamena mettent fin aux bases militaires françaises, il y aura un bouleversement géopolitique majeur… », explique Tidiane Dioh

Lors de sa Déclaration de politique générale ce vendredi (27.12.2024), Ousmane Sonko, Premier ministre du Sénégal, a annoncé la fermeture des bases militaires étrangères. La déclaration fait suite aux récentes prises de position du président Bassirou Diomaye Faye sur la présence militaire française dans le pays, même si, aucun calendrier n’a encore été fixé.

Tidiane Dioh, Président de LenadConsulting, cabinet international de conseil en stratégie, dit ne pas être surpris par l’annonce faite par Ousmane Sonko.

« Cette déclaration du Premier ministre sénégalais, qui n’est que la suite logique des précédentes prises de position des nouvelles autorités sénégalaises, intervient dans un contexte bien particulier où la France n’a pas su renégocier, par anticipation, sa présence en Afrique, alors même que certaines opinions publiques africaines ainsi qu’une frange de la jeunesse du continent, mais surtout l’arrivée au pouvoir de nouveaux leaders africains résolument anti-français, étaient en train de changer radicalement la donne », explique le consultant.

Pour M. Dioh, Paris n’a pas su prévoir les mouvements qui, depuis quelques années, travaillaient les sociétés africaines en profondeur et qui, aujourd’hui, remontent à la surface.

« Ce sont ces mouvements de souverainisme qui progressaient dans certains milieux africains, mais aussi ce sentiment anti-français très diffus et, aussi, il faut le dire, les effets pervers de la mondialisation, que la France n’a pas su décrypter à temps. L’ampleur du mouvement a pu être accentuée par un certain nombre de facteurs endogènes ou exogènes, liés peut-être à la montée, dans certains pays africains, d’une nouvelle forme de revendication portées par des acteurs politiques ou de société civile, qui ont pu, à un moment, faire le lien entre la France et le franc CFA, considéré comme une monnaie coloniale ».

L’expert souligne qu‘ « il y a un certain nombre de facteurs qui ont pu, à un moment ou à un autre, donner encore plus de relief à cette demande de fermeture des bases militaires, même si cela s’est fait avec une rapidité telle que la plupart des experts n’ont rien vu venir. Certains se rattrapent aujourd’hui, mais je crois, pour être honnête, que beaucoup de spécialistes de la géopolitique n’ont pas vu venir cette vague qui aujourd’hui submerge, si j’ose dire, les relations franco-africaines, du moins, du point de vue de sa rapidité et de son ampleur».

M. Dioh estime que cet état de fait c’est une perte énorme et très importante pour la France. « Dakar et Djibouti, où le président français Emmanuel Macron s’est rendu il y a une dizaine de jours, sont deux points d’appui essentiels de la présence militaire française en Afrique. Situé sur la côte ouest de l’Afrique, le Sénégal est un point d’accès clé vers l’Atlantique et les routes maritimes internationales. Quant à Djibouti, bordé par la mer Rouge et le golfe d’Aden, il possède un littoral stratégique sur ces deux plans d’eau. C’est un point de passage important pour les voies maritimes internationales reliant l’Asie à l’Europe. Or voilà que le Sénégal, après le Tchad, ferme la porte. Il ne restera plus que le Gabon, Djibouti et la Côte d’Ivoire. Donc, il y aura un bouleversement géopolitique majeur sans précédent qui mérite d’être analysé », précise-t-il.

A en croire Tidiane Dioh, la fermeture des bases militaires pourraient affaiblir la France sur l’échiquier mondial. Parce que, dit-il « ces bases militaires étaient installées dans les pays africains depuis plusieurs décennies, dans le prolongement du dispositif colonial français qui reposait beaucoup sur la question militaire.

« Aujourd’hui, le constat est clair : la France est en train de perdre l’Afrique. Je ne dirai pas au profit d’autres puissances comme on a tendance à le penser dans certains milieux. Je crois qu’il faut détacher le retrait de la France en Afrique de l’arrivée d’autres puissances. Il faut évacuer cette idée de grand remplacement dont on nous parle et qui, d’ailleurs, est proprement offensante pour les Africains. Les Africains ne vont pas remplacer une puissance par une autre, ils vont négocier avec toutes les puissances », dit-il précisant que « ce mouvement de revendications qui monte est réel et il convient de le constater et de l’analyser sereinement.»

Et d’ajouter « Sur le plan géopolitique, le retrait de la France de l’Afrique l’affaiblirait sur la scène mondiale puisque c’est sa présence militaire sur toute l’entendue de son ancien empire colonial qui, au cours de l’histoire, a fait d’elle une grande puissance. Or, avec ce retrait contraint d’Afrique, Paris joue son va-tout sur l’autre maillon essentiel de son dispositif, à savoir l’Indopacifique, qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec Djibouti dont j’ai parlé plus haut.
C’est sa présence dans ce vaste espace qui tourne autour de la Nouvelle-Calédonie qui permet à la France de rester un interlocuteur de premier plan grâce à l’accès à un vaste domaine maritime sur 10,2 millions de kilomètres carrés, et, ainsi, des points d’appui dans les océans Indien et Pacifique. Et cet espace-là est aujourd’hui essentiel dans l’équilibre mondial des forces entre les grandes puissances.
M. Dioh affirme toutefois que sur l’Afrique « il faudra juste après la fermeture des bases militaires ou même avant, que la France renégocie sa présence en Afrique sur de nouvelles bases en tenant compte de l’opinion qui, un peu partout dans l’ancien empire colonial français d’Afrique, est en train d’émerger ».

Faillite des bases militaires françaises dans leurs missions ?
Selon Tidiane Dioh, les Africains ne devraient pas voir la question sous cet angle. « Parce que voir sous cet angle la question militaire, voudrait dire précisément que l’Afrique comptait sur la France pour assurer sa sécurité. Certes, il fût un temps où ces bases militaires ont eu à jouer un rôle de stabilisation ou de maintien de l’ordre, ont pu empêcher des coups d’Etat, installer ou ré-installer des chefs d’Etats au pouvoir. Cette époque est révolue même s’il faut préciser que le rôle des militaires français ne se limitait pas seulement à cela. Ils étaient aussi très présents dans la formation et le renseignement. Et de ce point de vue, ils appuyaient beaucoup les États africains. Parce que le renseignement est une donnée essentielle de la gestion des États. Il faudra donc établir le bilan de l’action militaire de la France en prenant en compte ces aspects ».
M. Dioh insiste, « Je ne dirai pas donc qu’elles ont failli à leur mission. Mais il se trouve que, à un moment donné, certaines populations, certaines opinions publiques, certaines sociétés civiles africaines ont estimé qu’il n’était plus pertinent de voir des troupes militaires françaises parader dans les rues de leur pays alors même qu’il n’y avait plus de nécessité de les y maintenir. Paris devra prendre acte de cette volonté et proposer un nouveau projet », précise-t-il.

Une relation de méfiance ou une crise de confiance entre les capitales occidentales et les capitales africaines?

« Toutes ces péripéties qui se produisent autour de la relation entre la France et le Sénégal étaient prévisibles puisque le Pastef a fait de la question de la souveraineté la pierre angulaire de son projet politique. Il était donc prévisible que la relation entre la France et le Sénégal soit au cœur de ce changement de paradigme », soutient-t-il.

Donc, selon M Dioh, de ce point de vue, «il n’y a pas de nouveauté en tant que telle, même s’il s’empresse de souligner que le cas du Sénégal n’est pas le même que celui des autres pays. Les relations entre le Niger et la France, entre le Mali et la France ou entre le Burkina Faso et la France sont d’une toute autre nature et d’une toute complexité. Au Mali, on a expulsé un ambassadeur de France, comme au Niger du reste. Donc, les relations entre la France et ces pays-là, très complexes, sont de nature différente ».Avant de conclure par ceci : « c’est ce qu’on constate un peu partout sur le continent africain, en tout cas dans ce que j’appellerai l’Afrique d’expression française au Sud du Sahara, c’est-à-dire l’Afrique qui a été colonisée par la France. Depuis quelques années, nous observons des réactions de rejet qui s’expliqueraient par des raisons multiples et variées selon le pays. Par exemple, au Mali une certaine opinion publique a considéré que les troupes françaises et les troupes des Nations Unies en général, n’ont pas aidé le pays à se stabiliser et à enrayer le phénomène du djihadisme. Dans d’autres pays, on estime que la France a maintenu l’Afrique francophone dans une situation de dépendance économique. Ailleurs, les autorités estiment qu’elles doivent diversifier les partenaires et parler d’égal à égal avec tout le monde, y compris la France. Et il semblerait que c’est le cas du Sénégal. Il s’agirait donc d’une volonté de redessiner la carte diplomatique du pays. De mon point de vue, l’essentiel est que tous ces pays qui souhaitent, à juste titre, redessiner leur carte diplomatique et réinventer de nouvelles formes de collaboration, sachent se doter des moyens de leur ambition. C’est ce qui me semble le plus important in fine ».

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