Les États d’Afrique subsaharienne francophone n’ont pas seulement en commun la langue française. Dans les anciens territoires d’Afrique Occidentale française (ex-AOF) comme d’Afrique Équatoriale française (ex-AEF), l’État ne fut pas une création ex nihilo. Au rang de leurs priorités, au moment de leur accession à la souveraineté internationale, ces États ne se sont pas seulement attelés à relever les défis du développement et à faire entendre leur voix sur la scène des relations internationales.
Il a fallu mettre sur pied, en même temps et dans un intervalle de temps extrêmement court, tous les instruments constitutifs d’un État moderne, à savoir : une économie, un système de défense et de sécurité, une diplomatie, un système de santé, un système éducatif. Tous ces démembrements de l’autorité étatique devaient être adossés à un corpus juridique dont la clé de voûte est la constitution.
Nécessité de convergence
Au demeurant, les constitutions des États nouvellement indépendants d’Afrique subsaharienne francophone ont été majoritairement élaborées sur le modèle de la constitution de la Ve République française de 1958, dont l’objectif était de conférer une stabilité et une pérennité qui faisaient défaut à la IVe République en crise permanente. C’est dire que cette nouvelle constitution qui fit passer la France du parlementarisme à un régime semi-présidentiel avait pour vocation de résoudre des crises propres à la politique intérieure française.
Plus de six décennies plus tard, il est venu le moment, pour les États africains dont les lois fondamentales sont inspirées de cet héritage juridique, non seulement de l’adapter aux mutations du monde contemporain pour une meilleure régulation de nos sociétés, mais aussi de converger vers des échanges accrus sur leurs pratiques et leurs réalités de terrain lorsqu’il s’agit de passer du champ de la norme à celui de son implémentation dans la réalité sociologique et anthropologique.
C’est bel et bien cette nécessité d’inculturation de toute constitution que percevait déjà, au XIXe siècle, le philosophe, diplomate et magistrat Joseph de Maistre lorsqu’il affirmait : « Une constitution qui est faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune ». Cette vérité qui a traversé les âges trouve un écho et une pertinence bien plus amples en Afrique, du fait des singularités socioculturelles locales.
Entretenir des passerelles
En effet, le monde contemporain et plus encore les États et les sociétés africaines sont, depuis leur accession à l’indépendance, le théâtre de nombreux bouleversements qui affectent en profondeur les divers segments de leur vie commune, au rang desquels les processus de pluralisme politique et de libéralisation économique impulsés au début des années 1990. Face à cette nouvelle donne historique, les juridictions constitutionnelles africaines doivent entretenir des passerelles, et ce, dès les communautés économiques régionales (CER). C’est dans cette optique que la mise sur pied d’une telle entité entre les États d’Afrique centrale constituerait une avancée et un gain en efficacité dans leurs processus interne et communautaire de régulation juridique.
Des réalités préoccupantes, au rang desquelles la crise climatique actuelle, génèrent des changements considérables dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques, la production des biens et la circulation des personnes dans notre espace communautaire. Pour les cours et tribunaux qui doivent dire le droit au quotidien et connaître notamment des litiges que nos normes juridiques n’ont pas encore intégrés, il y a lieu, pour les juridictions constitutionnelles, de s’y pencher et de soumettre à nos responsables gouvernementaux des innovations qui contribueront à stabiliser davantage nos États, à les rendre plus attractifs pour les investissements directs étrangers.
Les innovations dans les domaines des nouvelles technologies et du numérique engendrent de manière vertigineuse des schémas comportementaux nouveaux, parfois porteurs de périls pour nos sociétés et nos institutions républicaines, des chaînes de valeur nouvelle dans la production des biens et des services, que les États d’Afrique centrale doivent réguler sur des bases juridiques communautaires.
Actualisation du droit communautaire
Certes, si des progrès importants ont été accomplis en zone CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) en vue de l’émergence d’un droit communautaire, il n’en demeure pas moins que des progrès substantiels restent à accomplir dans ce sens. Les juridictions constitutionnelles, dans une démarche concertée et utile à la dynamisation du processus communautaire d’intégration, constitueraient assurément en ce sens une force de proposition et d’appoint utile. C’est pourquoi, en août 2024, lors de mon séjour à Libreville, l’idée de la création d’une Association des cours constitutionnelles de la zone CEMAC a été évoquée avec mon collègue Dieudonné Aba’a Owono, le président de la Cour constitutionnelle du Gabon.
Cette association servirait de cadre d’échanges entre les cours constitutionnelles de la zone Afrique centrale et nous permettrait de renforcer les liens qui unissent nos pays et nos peuples.
Une dynamique de convergence et de concertation entre les juridictions constitutionnelles en zone CEMAC s’inscrirait enfin dans le sens d’une modernisation des rapports entre ces institutions qui ont fait leurs preuves. On peut citer le Conseil mixte de justice constitutionnelle (CMJC), créé en 1990 par la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise. Ce conseil a pour principale mission de promouvoir la coopération entre les différentes cours constitutionnelles et les juridictions aux compétences équivalentes au sein de l’Union européenne. L’Afrique centrale pourrait aussi s’inspirer de la Conférence mondiale sur la justice constitutionnelle qui réunit 117 cours et conseils constitutionnels et cours suprêmes des cinq continents
Jean-Bernard Padaré
Président du Conseil constitutionnel du Tchad