Dans « Je suis née libre », Rokia Traoré raconte l’épreuve qui a bouleversé sa vie : une arrestation brutale, des mois d’humiliation et un combat acharné pour retrouver sa dignité et sa liberté. Un récit intime et poignant.
LNA : Bonjour, Rokia Traoré. Vous êtes une figure particulièrement importante et connue de la scène musicale africaine. Vous venez de signer votre premier ouvrage, « Je suis né libre », paru aux éditions JC Lattès. Dans ce livre intime et percutant, vous abordez un fait réel que vous avez vécu, une histoire judiciaire qui vous a transformé en un hors-la-loi. Elle a commencé le 25 novembre 2019 à Roissy, à Paris, et tout ce que vous voulez raconter dans « Je suis né libre », c’est cette tragique et humiliante histoire.
Rokia Traoré : Tout à fait. Ça aura duré pas loin de six ans. Parce que si le premier mandat d’arrêt et ma première arrestation en Europe datent de 2019, la procédure en soi, lorsque je reçois la citation à comparaître en droit de la famille par e-mail, a commencé en mai 2019. Le 1ᵉʳ mai 2019 exactement.
Et puis, d’étonnement en étonnement, d’événement terrifiant en événement terrifiant, je suis transformée en hors-la-loi. Et c’est d’autant plus choquant et violent que rien dans ma vie, mes habitudes, ne laissait présager que je me retrouve dans une telle situation.
En général les hors-la-loi recherchés mènent une vie et font des choix dont ils connaissent les risques. Je crois avoir tout fait pour être une citoyenne normale, respectée et respectable et qui respecte les règles de justice. Une personne intégrée.
Et au bout de 25 ans de carrière professionnelle, je crois avoir bâti quelque chose, et voilà qu’en quelques mois, tout s’écroule de manière très brutale et pour des raisons qui me sont incompréhensibles.
LNA : Vous êtes donc surprise par ce qui se passe à Roissy ce jour-là. Lorsque vous descendez de l’avion et que vous voyez des gendarmes ou des policiers qui vous demandent de les suivre.
Rokia Traoré : Oui, parce que je ne comprenais pas le niveau de violence de la procédure. La première interpellation était en octobre au Sénégal, à l’aéroport de Dakar. Je voyageais avec l’enfant qui était signalée par un indice jaune Interpol comme ayant disparu en Octobre 2019. Le fait que nous étions en Afrique, en zone CEDEAO. Le Sénégal s’en tient aux règles de droit international, après vérification des documents fournis par mes avocat, rendant clair que l’enfant vivait au Mali depuis plusieurs années avant le signalement pour enlèvement du territoire belge, par sa mère qui a pourtant sa garde accordée par la justice malienne. Nous effectuons nôtre séjours au Sénégal ; l’enfant et moi, sans ennuis, puis nous retournons à Bamako rejoignant notre domicile habituel.
J’ai été surprise par l’arrestation à Paris parce que je croyais que je croyais que la situation avait été clarifiée suite à cette interpellation à l’aéroport de Dakar.
LNA : Vous racontez que depuis ce 25 novembre 2019, en pleine pandémie de covid 19, chaque fois que vous vous déplacez, vous êtes arrêtée et mise en prison.
Rokia Traoré : Tout à fait. Plusieurs fois, à chaque déplacement en Europe. Puis j’ai été arrêtée et mise en garde à vue une deuxième fois le 10 mars 2020, à Paris, puis emprisonnée à Fleury Mérogis, malgré le retrait de l’indice rouge d’Interpol du dossier, sur la base des règles de droits international de la famille.
Entre novembre 2019 et mars 2020, à chacune de mes arrestation j’étais relâchée lorsque l’avocat général de Paris confirmait qu’il m’avait donné un délai buttoir au 25 janvier pour me rendre à Bruxelles pour voir le juge d’instruction qui avait émis ce premier mandat d’arrêt européen avant l’instruction du dossier et mon inculpation. C’est lorsque je me rends à Bruxelles le 22 janvier 2021, de toute bonne foi, que le dossier est instruit et je suis inculpée tout en me donnant une « liberté conditionnelle » d’un mois pour me permettre de rentrer chez moi au Mali, aller chercher mon enfant et l’amener en territoire belge.
Je ne comprenais pas cette manière de procéder, car en cas d’enlèvement la procédure normale est une demande de retour adressée au système de justice du pays vers lequel l’enfant a été déplacé illégalement.
Cependant, dans mon cas, il n’y avait pas eu d’enlèvement d’une part, d’autre part l’exigence qui m’était imposée d’aller chercher mon enfant au Mali et le mener en territoire belge était très particulière d’un point de vue juridique. Après avoir reçu des informations sur les règles de droit et la procédure normale en cas d’enlèvement, j’étais terrifiée de l’opacité de la procédure. Et très naturellement j’avais perdu confiance, d’autant plus que j’avais été arrêtée et mise en garde à vue après que je me sois rendue à Bruxelles le 22 janvier, pour voir le juge d’instruction avec lequel j’avais échangé au téléphone de manière cordiale pour fixer ce rendez-vous. J’avais d’ailleurs exprimé à ce juge d’instruction, au téléphone, ma désolation en raison de ce premier mandat d’arrêt européen qui m’avait valu plusieurs arrestations et un traumatisme certain.
J’ai eu très peur pour mon enfant, face à autant de pouvoir qui m’était imposé sans que je puisse comprendre les raisons de la toute-puissance que je subissais. J’ai protégé mon enfant, je ne l’ai pas retiré de son école, séparé de son frère en la retirant de son environnement habituel pour la mener dans un environnement étranger sans que personne m’explique ce qui allait se passer par la suite : quels allaient être mes droits et les siens ?
À la fin du délais d’un mois, un deuxième mandat d’arrêt européen est émis, cette fois-ci j’avais été inculpée sur la base d’une accusation de non présentation d’enfant qualifiée de «enlèvement, séquestration et prise d’otage».
LNA : Et tout cela se passe alors que vous êtes détentrice d’un passeport diplomatique malien et ambassadrice de bonne volonté de l’ONU.
Rokia Traoré : Je suis doublement décorée. Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres et officier de l’ordre des Arts et des Lettres par la France. D’ailleurs, la question est posée dans le formulaire que je remplis lors de mes arrestations, avant que je sois mise en garde à vue – je ne sais même pas à quoi ça sert. Et le passeport diplomatique malien, évidemment, dont plusieurs magistrats européens m’ont dit : « On s’en fiche, nous, ce qui compte : vous avez un mandat d’arrêt européen sur le dos.» Lors de mon arrestation le 10 mars 2020, à Paris, lorsque je devais également me rendre à Bruxelles pour le procès d’appel, j’avais mon passeport diplomatique doublé d’une lettre de mission : donc une immunité diplomatique.
Voilà, j’ai beau expliquer, mais on me dit : « Nous, on n’a pas le droit de s’occuper des raisons de ce mandat d’arrêt européen. Soit on l’exécute, soit on ne l’exécute pas parce qu’il y a une violation de droits humains. Et ce choix d’exécution, ou pas, reste soumis à l’appréciation de chaque pays européen, les arguments par rapport aux droit humains sont limités par une liste dans l’accord cadre du MAE. En réalité, la motivation des pays quant à l’exécution ou pas d’un mandat d’arrêt européen semble plus tenir de la diplomatie que du droit.
J’ai fait le choix de vivre au Mali après mon divorce du père de mon premier enfant. Par ce mariage, j’ai la double nationalité malienne et française. L’enfant vit au Mali et mes enfants sont aussi maliens d’ailleurs, mon premier enfant n’était pas concerné par la procédure. Mais je vivais au Mali avec les deux enfants, qui fréquentaient des écoles à Bamako depuis plusieurs années précédant la date indiquée dans le mandat d’arrêt européen comme étant celle du prétendu enlèvement.
LNA : Alors, en plus de la violence judiciaire, vous vous êtes retrouvée très souvent en garde à vue ou en prison en Italie notamment. Dans le livre, vous racontez avoir entamé une grève de la faim. Vous êtes soutenus dans ce combat par de grandes figures de la culture, de la littérature, mais aussi du cinéma comme Omar Sy. Vous dites que cette action n’avait rien à voir avec une protestation, mais c’est parce que la nourriture qu’on vous servait en prison ne passait plus.
Rokia Traoré : Je n’avais pas tout mon esprit pour réfléchir à une grève de la faim pour protester, j’étais impressionnée, terrorisée, dépassée. Je n’avais juste envie de rien manger, ni boire. À un moment, une de mes codétenues, a insisté pour que je mange des bouts de pain. D’autres m’ont offert des bouteilles d’eau, je n’avais même pas les moyens de m’en acheter. Et ce sont elles qui me disaient : non, ne bois pas l’eau du robinet. Elles se relayaient comme ça pour me passer des bouteilles d’eau pour que je puisse boire. De toute façon j’arrivais à peine à boire.
Ma gorge était serrée par un mélange de colère et de peur en permanence, je n’avais pas envie, pas besoin de boire ou me nourrir…
J’étais choquée, choquée de constater depuis le début de cette procédure que le fait que je sois africaine faisait qu’il n’y avait personne pour se demander si les règles étaient respectées. Personne pour se dire que cet enfant a une vie au Mali, et que cette vie lui convient peut être, sa mère n’a pas déclaré une incapacité à s’en occuper, alors pour quelle raisons déployer autant de moyens pour faire mener un tel enfant en territoire belge ? Est-ce possible pour la justice en droit de la famille en Belgique de s’informer sur la réalité de sa vie au Mali ? Est-il certain, sans visibilité sur sa vie quotidienne, habituelle au Mali, de ne pas lui faire plus de mal à travers cette procédure que de bien ?
Il n’y avait personne, pas un seul magistrat pour se poser les bonnes questions, par ce qu’il s’agissait d’Afrique et d’une africaine. Peu importe ma bonne réputation, je suis africaine et j’ai fait le choix de vivre en Afrique. Peu importante ma citoyenneté française, je suis noire et j’ai fait le choix de vivre en Afrique. C’est choquant de découvrir de telle réalité, ça fait peur.
Ça ne m’a pas suscité d’aigreur, ça a suscité en moi énormément d’inquiétude. Dans quel monde je vis et dans quel monde j’ai mis deux enfants qui sont eux aussi noirs parce que, bien que métisses, ils sont noirs. Et c’est pour ça que je voulais que ce livre existe.
C’est aussi pour interpeller l’Afrique et l’Union africaine et les pays africains. Parce que finalement, on ne va jamais nous respecter si ce continent n’est pas capable de nous représenter et de se défendre sur les plans juridiques et diplomatique. Il est important que nos pays parviennent à mettre en place entre eux des bases sereines de coopération et d’entente afin de pouvoir se faire respecter.
Dans cette affaire, la réalité connue d’un grand nombre d’organismes et de personnalités, de ma résidence au Mali n’a servi à rien, les attestations de fréquentation scolaire de mes enfants, fournies par des écoles internationales basées à Bamako n’ont servi à rien. Il a été possible de m’accuser et me poursuivre, émettre un mandat d’arrêt européen à mon encontre, sur la seule base d’une infraction que je n’ai simplement jamais commise.
Et aucune institution, aucune instance n’était en place, aucun organisme ni en Afrique ni au niveau mondial, pour entendre mes arguments et daigner vérifier ce qui se passait. Je ressens une grande tristesse et de la peur à l’idée que des femmes, d’autres personnes, qui ont encore moins de moyens que moi pour se défendre, puissent subir ce que j’ai subi.
J’aimerais tant que nous puissions voir en Afrique, que, ailleurs dans le monde on avance par ce que l’on a un destin commun à travers des frontières communes, on peut être en désaccord, mais l’on ne perd jamais de vue l’intérêt suprême de la patrie, on finit toujours par se regrouper pour construire et avancer. On trouve des solutions, on évite les guerres, et lorsqu’elles surviennent quand même, elles finissent par faire place à la paix et la fraternité.
Nous, en Afrique, nous étions occupés à nous faire des guerres qui ont permis d’assurer la livraison d’esclaves au bénéfice du commerce triangulaire. Et nous nous sommes faits la guerre permettant l’expansion coloniale, et aujourd’hui, le continent est toujours et encore déchiré par des guerres pendant que la discrimination raciale à l’égard des noirs et le mépris à envers le continent africain se manifestent de manière de plus en plus accentuée et décomplexée.
Et comme j’ai souvent milité pour beaucoup d’associations, d’ONG, de défense des droits humains avec une bonne volonté et une grande conviction, je me sentais perdue de constater à quel point nous sommes loin, dans la réalité, des principes que défend la déclaration universelle des droits de l’Homme.
Mes convictions et mes repères étaient brisés. Je ne croyais plus en rien et tout me faisait peur.
Je me suis rendue compte que, finalement, la diplomatie a un rôle très important au sein de la justice internationale et qu’en étant Africains au pluriel, si le continent ne parvient pas à se faire entendre d’une seule voix, ne trouve aucun moyen que sa parole soit prise au sérieux, ne fait jamais de prise de position par rapport à la manière dont nous sommes traités, on ne va pas y arriver.
A suivre la seconde partie de cet entretien dans les prochains jours sur LNA.
B.B



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