Au Cameroun, à 92 ans, Paul Biya brigue un huitième mandat à la présidence de la République. Candidat à l’élection présidentielle du 12 octobre, malgré 43 ans de règne, il fait face à onze adversaires qui courent derrière un candidat consensuel. Dans une interview exclusive accordée au site lesnouvelledafrique.info, Achille Mbembé, écrivain, philosophe et politologue camerounais, tente de sonder la pensée de Paul Biya à la veille de ce scrutin crucial.
Paul Biya, président de la République du Cameroun avant la fin de la guerre froide, sans oublier qu’il fait partie de la génération de Donald Reagan, cette huitième candidature est-elle compréhensible ?
Sans blesser personne et partir d’un bon diagnostic, beaucoup de camerounais sont soit dans le déni, soit dans l’offuscation. Je pense que ces 43 ans de pouvoir de M. Biya ont plongé les camerounais dans un état de misère matérielle, intellectuelle et morale. Bref une misère existentielle ayant conduit à une frustration de la société camerounaise. Une sorte d’appauvrissement, que je vais qualifier d’anthropologique, a marqué, de manière indélébile et ce à tous les niveaux, les Camerounais. Il a affaibli leurs capacités à se mettre debout, celles de penser et d’agir librement. Alors cette énième candidature; au demeurant spectrale puisque le candidat est presqu’un fantôme, est à mon avis l’expression de cette misère existentielle dont il faudra à un moment donné sortir.
Paul Biya est toujours arrivé au pouvoir grâce à des élections et non pas par les armes. La légitimité peut-être contestée, mais pas la légalité ?
Une alternance générationnelle est-elle possible le 12 octobre prochain ? Un PACTEF au Cameroun à l’image d’un PASTEF au Sénégal ?
Vous savez les conditions varient énormément d’un pays africain à un autre. Les situations ne sont pas exactement les mêmes au Sénégal, au Bénin. Nous avons assisté au Kenya récemment à la » Génération Z « . Il faut partir des conditions historiques propres à ce pays comme le Cameroun qui est un pays extrême fragmenté ou le pouvoir instrumentalise à bon compte et manipule les appartenances ataviques primaires.
Je pense qu’il faudra trouver une solution je dirai camerounaise. Le modèle sénégalais parce qu’il existe peut servir d’inspiration mais les linéaments de la lutte sont à dénicher dans le socle culturel de ce pays qu’est le Cameroun ?
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Cette question s’adresse au philosophe, Achille Bembé, est -il vrai que le pouvoir rend fou ?
Une question extrêmement compliquée que vous venez de soulever car le pouvoir surtout lorsqu’il n’est soumis à aucun contrôle, court effectivement à des recours d’excès. Ce phénomène n’est pas typiquement africain. Il est visible dans toutes les autocraties, dictatures et sous des régimes d’ apparence démocratique. Et donc il y a quelque chose du pouvoir, dans son abstraction qui exige d’être soumis, disons, à la loi du droit et au contrôle permanent. Evidemment ceci ne va pas de soi ; il exige apprentissages et pratiques, luttes concrètes autour de ces questions existentielles. Je veux citer l’accès à la nourriture, à l’eau potable, l’accès au logement, vous voyez toutes ces questions qui à mon avis demandent une formation à des compétences citoyennes. Et je pense que nos conditions africaines font que cette éducation n’est pas la panacée. Il faudrait relancer justement ce projet éducatif.
Qu’est ce qui fait courir Paul Biya à son âge ?
Si seulement je le savais. Dans tout pays normal avec ce bilan calamiteux, il aurait été congédié il y a très longtemps. Hélas ce n’est pas le cas au Cameroun. Il existe comme un phénomène d’envoûtement qui empêche le peuple de se lever debout, uni en un seul homme. Et tant qu’il n’y aura une farouche lutte démocratique, il n’y aura de libération de ce peuple sans un approfondissement des luttes démocratiques. Il n’y aura pas de démocratie sans davantage de sécurité pour toutes et tous. Il nous faut inventer une communauté de sécurité et de protection.
Aujourd’hui la rupture est plus que jamais nécessaire dans un pays qui vit depuis quarante trois (43) ans sous l’abandon et la négligence.
On parle du Cameroun, mais aussi d’autres pays africains où le pouvoir kaki a pris le pouvoir. Est-ce un retour au passé, à l’image de la conférence de La Baule. Dans les années 1990, des pays africains ont été obligés de se démocratiser, suivant le modèle occidental.
Êtes-vous optimiste, le 12 octobre prochain ?
Une solution s’avère nécessaire à la question camerounaise. Je suis persuadé que le temps de la transition n’est qu’une question d’heure. Parce que personne n’est immortel. Le cycle biologique pour lui, tout comme pour nous tous, nous appelle par définition vers une fin. Et il faudra se préparer sans nul doute à cette fin. L’espoir est que le peuple camerounais est extrêmement dynamique et résilient, intelligent et créatif. Il est important qu’il puisse s’unir, penser à l’après et inventer cet après.
Aujourd’hui, cela passe avant tout par créer une nouvelle capitale en relançant l’imaginaire nationale, réinscrire cet imaginaire dans les grandes traditions panafricaines, un réveil qui va se traduire par l’écriture d’une nouvelle Constitution, un travail de fond pour dompter la force et soumettre l’instinct de violence et de brutalité à des rapports de droit et à l’exigence de justice. C’est ce que j’espère pour le Cameroun et pour toute l’Afrique.