Tous les chemins mènent-ils à Moscou?

Tous les chemins mènent-ils à Moscou?

Par Éric Topona Mocnga, journaliste à la rédaction Afrique-Francophone de la Deutsche Welle.

Depuis le grand basculement géopolitique qui a vu la France, et plus largement l’Europe, perdre du terrain en Afrique au profit de la Russie, c’est l’idée fort répandue dans l’esprit de nombreux Africains que tout chemin mène à Moscou. Autrement dit, le pays de Vladimir Poutine est paré de toutes les vertus, de toutes les qualités, tant et si bien que l’on serait tenté de croire que dans l’espace géopolitique mondial, la Russie est un Eden au sein duquel ne s’applique guère les dures lois des relations internationales.

Rarement en Afrique, dans les milieux universitaires comme au sein des sociétés civiles, on s’est penché sur l’immigration africaine subsaharienne en Russie, comme on le fait depuis des décennies au sujet de l’immigration des Africains subsahariens en Occident qui a fait l’objet d’innombrables études, d’enquêtes de terrain, de travaux universitaires de haute facture. 

On peut expliquer ce désintérêt des Africains pour l’immigration africaine en Russie par l’absence de passé colonial en Afrique de l’ex-Union des républiques socialistes soviétiques (URSS).

Bien plus, l’URSS de Staline comme la Chine de Mao Zedong, durant les guerres de libération des peuples africains du joug colonial européen pour leur accession à l’indépendance, ont plutôt été aux côtés des Africains opprimés, les « damnés de la terre », pour reprendre l’œuvre éponyme de Franz Fanon. 

Par ailleurs, durant ces mouvements de lutte anticoloniale, de nombreux combattants africains de la liberté ont trouvé à Moscou une hospitalité qui leur était refusée en Occident, à telle enseigne qu’une Université a été baptisée à Moscou en ce temps-là du nom de Patrice Lumumba, le grand leader nationaliste et panafricaniste congolais assassiné (le 17 janvier 1961 près d’Élisabethville au Katanga)  par certaines puissances occidentales en raison de sa volonté affichée d’autonomie véritable, à la tête d’un pays immensément riche autour duquel gravitaient et continuent de graviter des intérêts géostratégiques considérables.

La Russie, pays de cocagne?

Cet arrière-plan historique qui remonte à la première moitié du XXe siècle, est le terreau historique sur lequel se fondent de nombreux Africains pour auréoler la Russie de Vladimir Poutine d’un crédit moral qui est en réalité illusoire comme le prouve à suffisance le martyre de ces femmes africaines appâtées en Russie pour se retrouver quasiment en situation d’esclavage des temps modernes.

L’apparente bienveillance de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) de Joseph Staline n’est guère compréhensible si l’on ne la situe pas dans le contexte historique et belliqueux de la guerre froide, et dans lequel on pourrait dire à posteriori que les ennemis de mes ennemis étaient mes amis. Il s’agissait donc d’une sympathie géostratégique et circonstancielle, mais qui n’avait rien à voir avec une charité chrétienne supposée ou un respect pour les Africains subsahariens.

Témoignages dramatiques

Les témoignages dramatiques récents de femmes africaines au sujet de leur désenchantement après leurs aventures migratoires en Russie sont suffisamment éloquents pour attester de ce que la Russie de Vladimir Poutine n’est pas l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) de Joseph Staline. 

Dans ces témoignages dont de nombreux médias se font l’écho, et qui sont repris à foison dans les réseaux sociaux, trois faits font scandale.

Primo, il ne s’agit pas de migrations volontaires. Autrement dit, ces femmes ne se sont pas retrouvées en Russie à l’issue d’un projet migratoire mûrement pensé et aventureux, comme c’est le cas pour de nombreux Africains subsahariens qui empruntent le désert du Sahara, risquent le franchissement de la Méditerranée, parfois dans des embarcations de fortune, pour se retrouver au cœur d’une Europe seuls et désorientés.

Deuxio, ces migrantes africaines parties en Russie ont plutôt mordu à l’hameçon de marchands d’illusions qui leur font miroiter une vie meilleure dans ce pays, la garantie fallacieuse de vivre désormais et durablement à l’abri du besoin, avec des revenus mensuels confortables.

Tertio, ces vendeurs d’illusion qui tiennent lieu de rabatteurs au service de leurs donneurs d’ordre russes, sont tous des Africains subsahariens qui ont des accointances en Russie. Ils sont eux-mêmes rémunérés in fine pour leurs sordides prestations. Cette « division du travail » n’est pas sans rappeler la Traite Transatlantique durant laquelle des Africains, notamment des notables, vendaient les leurs aux négriers pour recevoir en contrepartie des alcools forts et autres pacotilles exotiques.

Programme Alabuga, une vaste tromperie

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L’un des exemples emblématiques de cette entreprise d’esclavagisme et de véritable tromperie sur l’emballage est le fameux Programme Alabuga, dont rien dans le discours ni les apparences de ceux qui le portent, ne laisse subodorer une vaste fumisterie lorsqu’elle vend le rêve russe sur le réseau social Facebook : « La société russe Alabuga attire des jeunes femmes de 18 à 22 ans, avec de nombreuses fausses promesses : un salaire mensuel attractif (entre 500$ et 700$ affiché sur le site d’Alabuga Start), une formation professionnelle dans la restauration, l’hôtellerie ou encore le transport routier ; un logement offert et même un billet d’avion annoncé comme pris en charge.

« Ne manquez pas cette opportunité de transformer vos rêves en réalité» annonce-t-on sur Facebook le 10 janvier 2025, via la page de Brics Student Commission, vantant ce programme. Cette offre alléchante est relayée sur de nombreux sites d’ONG, d’actualités, d’entreprises africaines comme l’Agence de presse Malagasy (Madagascar) ou la Nile Foundation (Somalie).

La promotion de cette offre s’accompagne de nombreux témoignages élogieux sur des pages Facebook et se pare même d’une volonté « humaniste » :  elle permettrait de lutter contre l’immigration clandestine en proposant de réelles opportunités aux candidats, du « gagnant-gagnant » selon les propos d’un représentant de la société camerounaise Enangue Holding (entreprise spécialisée dans les minerais et proche d’intérêts russes) ».

Si cette publicité pour traite des êtres humains laisse sans voix, on ne peut s’empêcher de marquer un temps d’arrêt sur certains éléments de langage  dont fait si souvent usage la propagande russe en Afrique pour justifier le partenariat entre certains Etats et les mercenaires de Wagner : « gagnant-gagnant ».

C’est ainsi que se justifient de nombreux Africains russophiles qui estiment que contrairement aux forces militaires françaises par exemple, qui ne sont que le bras armé de la politique néocoloniale française en Afrique, les Russes de Wagner respectent la souveraineté des Etats qu’ils protègent et inscrivent leur présence en Afrique dans un « partenariat gagnant-gagnant ».

Or, il n’aura même pas fallu une décennie pour qu’au fil des jours et de manière récurrente, les peuples africains qui ont acclamé ces pseudo-libérateurs, se rendent compte à leur grand désarroi qu’en réalité, il s’agit de prédateurs d’un genre nouveau et extrêmement malicieux, qui ont dissimulé une main de fer dans un gant de velours ; et une fois en terre africaine sur les eldorados qu’ils convoitaient, ont révélé leurs vrais visages. 

Evgueni Prigojine (le fondateur et financier de Wagner décédé le 23 août 2023 dans un crash d’avion) ne s’est pas fait prier pour se rémunérer en matières premières ou faire main basse sur quelques-unes d’entre elles, comme l’ont prouvé de nombreuses enquêtes richement documentées.

Des lendemains incertains

Le schéma est le même pour ces femmes africaines qui sont attirées à coups de slogans et de contre-vérités vers la Russie de Vladimir Poutine. Elles aussi on leur promet des lendemains qui chantent, un monde de merveilles, et des relations « gagnant-gagnant » avec leurs futurs employeurs.

Mais voici la triste réalité du Programme Alabuga : « Cette opération de communication cache en fait « un piège » pour ces jeunes africaines. Une fois arrivées en Russie, point de formation pour ces femmes. Elles sont en fait exploitées dans des usines d’armements. Le coût de l’hébergement, des billets d’avion, des soins médicaux et des cours de russe sont déduits de leur salaire. Pire, elles sont « maltraitées comme des ânes » voire des « esclaves », travaillant dans des conditions dangereuses pour leur santé (produits toxiques ; pas de protection ; des allergies à la résine utilisée) ».

Travail de sensibilisation et de conscientisation

Au-delà des nombreux délits qui apparaissent dans ces témoignages tout aussi dramatiques que pathétiques, c’est le lieu pour celles et ceux qui rêvent de voir une Afrique souveraine par le biais de la Russie de se ressaisir.

Tout d’abord, il faut relever qu’en dépit de tous les reproches plus ou moins légitimes qui pourraient être faits à l’Europe, il existe au moins dans les pays de l’Union européenne un fonctionnement démocratique de la justice et une société civile qui donne de la voix lorsque nécessaire, et est toujours prompte à se porter au secours de la veuve et de l’orphelin lorsqu’ils sont victimes de traitements cruels, inhumains ou dégradants. 

Or dans la Russie de Vladimir Poutine, quelle organisation de la société civile pourrait prendre la défense de ces Africaines exploitées dans les fabriques d’armement en Russie ? Quel procureur de la République en Russie serait informé de ces atteintes graves aux droits humains dont ces Africaines sont victimes ou s’autosaisirait ? C’est aussi dans la disponibilité à restaurer dans ses droits bafoués tout être humain que l’on reconnaît l’humanisme d’une civilisation.

Mais c’est en Afrique que doit être effectué l’essentiel du nécessaire travail de sensibilisation et de conscientisation. 

En effet, comme nous le relevions au début de cette tribune, si les dangers de l’immigration hors d’Afrique mobilisent davantage les ONG lorsqu’elle concerne les départs vers l’Europe, les Africains demeurent très peu informés des réalités de la société russe, encore moins des réseaux criminels qui avancent masqués, notamment sur les réseaux sociaux, et qui promettent monts et merveilles aux jeunes Africains en quête légitime de bien-être. 

Si dans le contexte géopolitique où le tropisme russe gagne du terrain et conduit les Etats africains à ne pas prendre de position officielle sur ces drames, les mouvements associatifs peuvent se saisir de cette problématique sociétale à travers les réseaux sociaux, en utilisant les même canaux d’expression et avec une efficacité bien plus grande que les agents de recrutement africains de Moscou. Vivement qu’il en soit ainsi.

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