Par Eric Topona Mocnga, journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle
Depuis plusieurs mois, les pays du Sahel subissent une flambée de violences d’une intensité inédite. Le Niger, le Burkina Faso et le Mali, déjà fragilisés par des années de lutte contre les groupes armés terroristes (GAT), sont confrontés à une recrudescence d’attaques meurtrières. Rien que ces dernières semaines, le Niger a été gravement frappé par une attaque près de la frontière avec le Burkina Faso, qui a couté la vie à près de 40 villageois, dans les villes de Libiri et Kokorou[1] le 14 décembre dernier. Déjà quelques jours plus tôt, différentes sources affirmaient que le Niger avait été la cible d’une attaque la plus meurtrière depuis plus de six mois[2][3], causant la perte d’une centaine de soldats et d’une cinquantaine d’habitants dans la ville de Chatoumane.
Démentant cette information dès sa sortie, le Niger a directement décidé de suspendre l’activité de la radio anglophone BBC pour une durée de trois mois[4], et a annoncé porter plainte contre RFI, les accusant de véhiculer de fausses informations avec l’intention de démoraliser les forces qui affrontent les djihadistes sur le territoire[5]. Qu’il s’agisse d’une rumeur avérée ou non, cela ne peut qu’être perçu comme un aveu de faiblesse de la part du Niger, qui semble tenter, tant bien que mal, de dissimuler sa détresse face à la menace terroriste.
Cet échec face à la propagation djihadiste ne concerne pas uniquement le Niger, mais également ses voisins sahéliens, le Burkina Faso et le Mali. Comment oublier le double attentat qui a frappé Bamako en septembre dernier, coûtant la vie à au moins 80 personnes[6] ? Ce drame, survenu au lendemain du premier anniversaire de la création de l’Alliance des États du Sahel (AES), résonne comme un sombre symbole de l’incapacité des juntes à contenir la menace terroriste[7].
Quelques semaines plus tôt, en août, le Burkina Faso saignait à son tour avec une attaque d’une ampleur inédite à Barsalogho, où entre 200 et 400 personnes ont été massacrées. Cette tragédie prend une dimension encore plus terrifiante lorsqu’on sait que la population avait été sommée par le gouvernement d’aider l’armée à creuser des tranchées pour se protéger contre d’éventuelles attaques[8]. Les habitants, abattus dans ces mêmes tranchées qu’ils avaient creusées de leurs propres mains, symbolisent tragiquement les failles des réponses sécuritaires apportées par les autorités.
Un tournant géopolitique dans le Sahel : opportunité pour des terroristes opportunistes
Dans le même temps, les trois pays de l’AES ont choisi de tourner le dos à leurs partenaires traditionnels pour se rapprocher de la Russie, confiant une partie de leur sécurité à des groupes paramilitaires étrangers.
Une coïncidence avec l’aggravation du chaos sécuritaire ? Peu probable. Ce virage stratégique vers l’Est, loin d’avoir inversé la tendance, semble plutôt avoir ouvert de nouvelles brèches pour les terroristes. Car en ciblant délibérément des villages entiers, n’épargnant ni femmes ni enfants, et en s’attaquant directement à des axes stratégiques[9], les GAT accentuent le chaos et dévoilent l’incapacité des mercenaires russes à apporter aux pouvoirs en place une offre sécuritaire crédible. Au Mali, la présence de Wagner n’a en rien permis de rétablir la sécurité, comme le montre l’incapacité à prévenir des massacres dans des zones sensibles, notamment à Tinzawaten en juillet dernier[10].
Plus grave encore, plusieurs rapports révèlent que, lors d’opérations censées lutter contre le terrorisme, les forces maliennes, appuyées par les mercenaires de Wagner, se sont rendues coupables d’atrocités, exécutant plusieurs dizaines de civils[11]. En plus de la terreur instaurée par les GAT, les populations souffrent donc directement des exactions commises par la Russie, qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, commet des atrocités[12].
Et comme si le sort s’acharnait, de cette crise sécuritaire s’ensuit une grave crise humanitaire. Les populations se retrouvent exposées à des conflits armés, des déplacements forcés et des crises alimentaires, exacerbées par le changement climatique. A titre illustratif, plus de 180 000 Burkinabè, fuyant les violences, ont trouvé refuge au Mali[13]. Plus largement, l’aggravation de la situation sécuritaire et humanitaire dans les trois pays sahéliens a déclenché des flux de réfugiés vers des pays voisins comme le Bénin, la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Togo. Sans oublier que le retrait progressif des acteurs humanitaires dans certaines zones du Sahel complique encore l’accès aux secours et à l’assistance[14].
Quels bénéfices pour ce rapprochement vers l’Est ?
Pendant que les réels bénéfices de cette alliance avec la Russie restent flous, les tentatives russes d’expansion en Afrique se multiplient. Son rapprochement avec la Guinée équatoriale, illustré par l’idée d’un déploiement potentiel d’Afrika Corps à Malabo, témoigne de la volonté d’expansion d’influence moscovite sans donner en échange aucune garantie de stabilité[15]. De même, l’ouverture d’une ambassade russe à Lomé, en novembre 2024, s’inscrit dans cette stratégie d’expansion, avec des implications potentielles pour l’ensemble de la région[16].
Mais alors que la Russie semble se renforcer sur le continent, l’évolution de la situation en Syrie pourrait bouleverser ses priorités stratégiques. Déjà, l’effondrement du pouvoir d’Assad en seulement quelques jours remet fortement en question le soutien russe apporté en Syrie depuis des années. Par ailleurs, la Russie risque de perdre ses bases essentielles à Tartous et Lattaquié, qui assurent son accès stratégique à l’Afrique, ce qui pourrait forcer le Kremlin à réajuster sa politique en Afrique[17]. Ce changement d’orientation pourrait déstabiliser davantage la région sahélienne, avec des conséquences imprévisibles pour les pays qui ont misé sur la Russie.
Finalement, parler de partenariat « gagnant-gagnant » dans ce contexte semble une illusion. Les peuples sahéliens se retrouvent pris au piège entre un partenaire russe qui ressemble plus à un prédateur et des enjeux géopolitiques mondiaux qui échappent à leur contrôle. Il s’agit donc plutôt d’un scénario « gagnant-perdant », où les populations payent le prix fort, sans avoir rien à y gagner.
[1] Drames successifs au Niger : 39 villageois abattus en pleine nuit
[2] Niger: lourd bilan après une attaque jihadiste, la plus meurtrière dans le pays depuis six mois
[3] Le Niger enregistre la pire attaque sur son sol depuis six mois
[4] Niger’s military rulers suspend BBC broadcasts
[5] Le Niger suspend la BBC pour trois mois et porte plainte contre RFI
[6] Double attaque d’Al-Qaïda à Bamako : le Mali face aux limites de sa stratégie sécuritaire
[7] Attaque terroriste à Bamako : les images vérifiées par « Le Monde » montrent une opération préparée et meurtrière
[8] Le deuil au Burkina Faso après un “nouveau massacre d’envergure” à Barsalogho
[9] Mali: un camp militaire attaqué par des terroristes à Kouakourou près de Mopti dans le centre du pays
[10] L’alliance entre deux groupes armés rebelles malien et nigérien – Mondafrique
[11] Mali : L’armée et le groupe Wagner commettent des atrocités contre les civils | Human Rights Watch
[12] Des civils témoignent sur les exactions du groupe Wagner – Mondafrique
[13] Crise des réfugiés et déplacés en Afrique de l’Ouest et au Sahel : une situation humanitaire inquiétante – BBC News Afrique
[14] Niger junta bans French aid group amid tensions with France | AP News
[15] Guinée équatoriale-Russie : vers un déploiement d’Afrika Corps à Malabo ? – Jeune Afrique
[16] Togo : Moscou prépare l’ouverture d’une ambassade à Lomé – 22/11/2024 – Africa Intelligence
[17] Comment la chute de Bachar El-Assad va peser sur la politique africaine de la Russie