Interview exclusive avec Succès Masra

Interview exclusive avec Succès Masra

En exclusivité, le leader du parti Les Transformateurs, l’ancien Premier ministre Succès Masra, répond aux questions de votre site d’informations. Sans détour, il revient sur les raisons du boycott annoncé des élections législatives, provinciales et communales de décembre par sa formation politique, les conditions à remplir avant son éventuelle participation à ces élections, la gestion de la crise humanitaire liée aux inondations qui frappent son pays, le dialogue avec le pouvoir, les relations entre le Tchad et la France. Succès Masra répond sans tabous à nos questions.

 

Lesnouvellesdafrique.info : Monsieur le Premier ministre, Succès Masra, bonjour.

Succès Masra : Bonjour.

Lesnouvellesdafrique.info : Pourquoi avez-vous confirmé la décision de votre formation politique, Les Transformateurs, de boycotter les élections législatives, provinciales et locales du 29 décembre prochain ?

Succès Masra : Les raisons, nous les avons fournies et je pense que vous avez pu suivre. Une convention des Transformateurs (tenue du 4 au 5 octobre 2024) avait mis un certain nombre d’éléments sur la table à la lueur de l’élection présidentielle (du 6 mai) qui a eu lieu. De sorte que nous puissions tirer les leçons des ratés du passé, les corriger avant d’affronter de nouvelles élections, et surtout, que tous les camps puissent engager un dialogue, afin de permettre que cela soit pris en compte. Doublé du fait que nous sommes dans une situation où il y a une catastrophe naturelle qui ne dit pas son nom, avec 90 % des départements qui sont dans l’eau, avec des lois, notamment celle sur le découpage électoral qui est une véritable loi d’apartheid. Cette loi a gonflé artificiellement le poids électoral de certains Tchadiens en fonction de l’endroit où ils résident. Ce qui fait que certains Tchadiens auraient quatre fois plus d’importance, dans leurs choix législatifs, comparé aux autres Tchadiens.

Tous ces éléments, couplés au non-respect des lois qui existaient, ont été bafoués par l’Agence nationale de gestion des élections et les résultats qui en sont sortis ont fait l’objet de contestations. Tous ces éléments plaident au minimum pour un dialogue afin de tous s’accorder avant d’avancer. Et nous n’avons pourtant pas l’impression d’avoir été entendus.

Et donc, ce n’est pas nous qui boycottons, puisque nous ne sommes pas battus en tant que parti pour exister en quatre ans, pour avoir le droit d’avoir des candidats en six ans avec une vision de société qui est d’installer le leadership serviteur à tous les échelons, donc y compris à tous les échelons de décision et à tous les pouvoirs, exécutif et législatif. Donc, ce n’est pas nous qui boycottons, mais nous avons l’impression qu’on nous demande d’accompagner un électoralisme qui est une organisation d’élections, mais pas une démocratie qui doit être sanctionnée par la vérité des urnes. Ainsi, à défaut d’avoir été entendus, nous ne souhaitons pas être caution à un électoralisme.

Lesnouvellesdafrique.info : Pourtant, Succès Masra, vous aviez accepté de participer à la présidentielle du 6 mai dernier, avec les mêmes textes que vous f fustigé actuellement.

Succès Masra : Si vous êtes juste dans votre analyse, la loi sur le découpage électoral est une loi qui a été fabriquée après l’élection présidentielle. Deuxièmement, je vous parle de la violation des lois qui existaient, que nous avons contribué à créer. Pour être concret, je parle par exemple de l’obligation pour les citoyens de participer au dépouillement des bureaux de vote. Ce droit existait dans la loi. Ça leur a été refusé. Le droit pour les citoyens de prendre en photo les procès-verbaux, ça leur a été refusé. L’obligation de transmettre le fichier des résultats aux candidats et les procès-verbaux des différents bureaux de vote à l’ancien Premier ministre que je suis. Mais tout ça n’a pas été fait. Donc, des lois existantes et des droits existants ont été bafoués. Ce qui a altéré la crédibilité du processus présidentiel et des nouvelles dispositions contestées dans tout le pays, y compris même dans le camp de la coalition en face de nous. Il faut au minimum que nous puissions nous asseoir et rediscuter des choses afin de redonner une crédibilité à un processus. Sans compter des demandes qui étaient déjà latentes, exprimées par un certain nombre d’acteurs. Et donc, je crois que c’est tout ça mis ensemble qui doit nous permettre de repartir sur de nouvelles bases. Ce qui n’a pas été le cas actuellement.

Lesnouvellesdafrique.info : Et dans quelles conditions les Transformateurs accepteraient-ils de participer aux élections de décembre ?

Succès Masra : Ces éléments dont je viens de parler, qui sont dans la conclusion des résolutions de la convention et qui ont été évoqués, et quels éléments ont été transmis au camp d’en face, et nous n’avons pas eu de réponse satisfaisante. Et donc, s’ils veulent qu’on puisse discuter et dialoguer de manière à ce que ces éléments, qui sont des éléments de bon sens et qui sont demandés par tout le monde, soient au rendez-vous de manière à ce que la forte demande de changement exprimée par les Tchadiens soit une demande de changement de gouvernance, de méthode, d’approche, de lois aussi et de processus. C’est de tout ça que nous devons être capables de discuter avant d’avancer. Si on ne le fait pas, ça voudrait dire que, comme vous le savez, vous êtes un observateur averti.

Que ce soit lors des élections de 1996, que ce soit lors des élections suivantes et a fortiori celles de 2024, on a voulu imposer au Tchad un électoralisme plutôt qu’une démocratie. Nous nous sommes engagés en politique pour la démocratie. Et nous sommes allés à un processus électoral avec des gardes fous qui, d’un côté, sont les éléments que j’ai énoncés, qui sont dans les lois, et, de l’autre côté, un engagement ferme du pouvoir militaire de transition, de manière à ce que la vérité des urnes soit respectée. C’est avec tous ces éléments-là que nous sommes allés à l’élection présidentielle du 6 mai 2024. Et au sortir de cela, on ne peut pas ne pas en tirer les leçons avant de continuer avec un processus qui, dirais-je, pourrait redonner confiance aux populations.

Lesnouvellesdafrique.info : Et est-ce que vous ne serez pas au bord de la route si vous boycottez ces élections de décembre et si vos conditions n’étaient pas prises en compte ?

Succès Masra : Vous savez, en 2021, on nous a exclus, même dans la Constitution, avec la certitude que nous n’avons pas participé à cette élection et que nous ne pourrions pas participer à des élections en 2024. Et pourtant, ceux qui ont fait ça, ceux qui ont refusé le dialogue, qui ont exclu tout le monde et qui ont voulu organiser une compétition dans un seul camp, ce qui va être le cas si jamais ils maintiennent leurs positions. L’histoire est dynamique et l’histoire change. Ce n’est pas nous qui boycottons. Les mots ont leur sens. On a dressé une table de l’électoralisme à laquelle on nous invite. Nous avons refusé. Nous préférons une table de démocratie. C’est pourquoi nous sommes en train de nous battre depuis notre engagement en politique depuis six ans. Et donc, vous voyez que c’est avec cet état d’esprit que nous continuons de nous battre. Nous ne boycottons pas la lutte qui est une lutte pour une réelle démocratie, pour un réel changement. Parce que, vous savez, organiser les élections suffisait à parler de démocratie ?

Hissène Habré aussi a organisé les élections en 1989. Mais ceux qui ont prétendu amener la démocratie à la place de Hissène Habré, eh bien, ils sont venus organiser un électoralisme. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont eux qui le disent. Quand le président Deby (mort en avril 2021) reconnaît lui-même qu’on l’a installé et qu’on lui a imposé de rester au-delà et contre la volonté du peuple tchadien, ce n’est pas moi qui le dis, c’est le président Déby qui l’a dit.

Et puis, il y a des officiers français qui ont parlé, en l’occurrence le colonel Jean-Pierre Augé – l’une des chevilles ouvrières des services spéciaux français en Afrique. Il fut officier et ancien patron des services de renseignement français pour l’Afrique dans son Afrique. Il révèle comment, en 1996, les élections ont été organisées et donc les élections qui se sont ensuivies aussi, comment les résultats des élections ont été trafiqués et ont voyagé entre Paris et N’Djamena pendant la nuit avant de pouvoir être validés le jour. Et donc, nous ne sommes pas engagés en politique pour être caution à cet électoralisme-là.

Pour l’avenir du pays, nous ne devons pas accepter de cautionner ce qui est considérable, comme le disent les Tchadiens, comme un haram, parce que le vol des résultats des élections, c’est haram, c’est inacceptable, c’est un crime pratiquement impardonnable. Et donc nous ne pouvons pas être associés à cela.

Lesnouvellesdafrique.info : C’est-à-dire que vous ne reconnaissez toujours pas la victoire de Mahamat Idriss Deby Itno, lors de la dernière présidentielle du 6 mai 2024 ?

Succès Masra : Vous savez, vous êtes un observateur de la vie publique de notre pays. Il y a une différence entre les résultats et la vérité des urnes, voyez-vous. Et donc, indépendamment de cela, moi, je suis un acteur engagé pour qu’il y ait un changement dans la vie des Tchadiens. Je n’ai pas voulu m’inscrire dans une querelle de couronnement, voyez-vous. Et indépendamment de cela, et au-delà de cela, allais-je dire, il faut que le besoin de changement devienne une réalité. Ça me semble plus important. Je l’ai dit au moment où j’ai moi-même écrit de mes mains ma lettre de démission en tant que Premier ministre de transition, à l’époque. Dans ma déclaration post-élection présidentielle, j’ai dit aux Tchadiens que ce sur quoi je ne lâcherais pas, c’est le besoin de changement massivement exprimé par les Tchadiens. Le camp en face a reconnu avec moi que les Tchadiens étaient sortis pour le changement. Pouvez-vous imaginer que ces mêmes Tchadiens aient voté pour le même parti, le même système qui hier les a enterrés pendant 30 ans et 35 ans ? Et donc, même si vous demandez à ceux qui ont accompagné cela de se justifier, eh bien ils ne sont pas capables de trouver des arguments, sauf à imaginer un peuple, je dirais un peu schizophrène, ou bien un peuple qui choisirait les gens qui l’ont enterré d’une certaine manière depuis des décennies pour être ceux qui vont apporter le changement.

C’est indéfendable. Donc, le simple fait que le camp d’en face reconnaisse que les Tchadiens sont sortis pour le changement demandé est une bonne chose. Demandez aux observateurs, l’appel au changement et la dynamique du changement se trouvent du côté que les Tchadiens connaissent très bien.

Et donc, au-delà de cela, ce dont il est question, c’est qu’il faut qu’on traduise ces besoins de changement. Le premier besoin de changement est structurel et systémique, à tous les niveaux, dans la manière de gouverner, dans les lois, dans les processus, dans les nominations, dans la gouvernance, dans l’attitude, dans le rythme, dans les priorités. Tout ça fait partie de la priorité dans les changements que les Tchadiens souhaitent. Moi, c’est sur ce besoin que j’ai voulu projeter le débat plutôt que de m’enfermer dans une querelle de couronnement. Parce que ce pour quoi je me suis engagé va au-delà d’un couronnement et va au-delà d’un poste de responsabilité ou d’un titre.

Lesnouvellesdafrique.info : Alors est-ce que vous regrettez d’avoir accepté le poste de Premier ministre de Mahamat Idriss Déby Itno ? Surtout que vous n’aviez pas une marge de manœuvre conséquente pendant les quatre mois à la tête du gouvernement ?

Succès Masra : Alors vous voyez bien que je ne peux pas regretter. Vous reconnaissez vous-même qu’on a refusé, même au chef du gouvernement que j’étais à l’époque, le pouvoir constitutionnel qui lui est dû. Mais est-ce que j’ai caché ça aux Tchadiens ? Non seulement je leur ai dit, mais ils ont vu. Et lors de la campagne, j’ai rappelé pourquoi je suis candidat, alors même que je suis chef de gouvernement. C’est bien parce que les leviers de pouvoir qui doivent permettre d’avoir un impact m’ont été sciemment refusés.

Donc, vous êtes en train de mettre en exergue la mauvaise foi du camp en face. Ça, ce n’est pas de ma responsabilité, vous voyez ?

Et de la même manière, l’accord de réconciliation qui a été signé pour privilégier malgré tout la réconciliation, je ne l’ai pas fait avec l’idée d’une capitulation, mais avec l’engagement de privilégier l’intérêt du pays et pour être autour de la table, pour m’assurer que les Tchadiens vont voter dans la diversité et que, finalement, comme ils se sont engagés en face, que la vérité des urnes soit respectée et, mieux, ils se sont engagés. Exemple : l’élection des gouverneurs. Ils ont signé pour que nous puissions élire les gouverneurs. À la date d’aujourd’hui, l’élection des gouverneurs n’a pas été prévue. Tous ces éléments sont des éléments sur lesquels ils se sont engagés et qu’ils n’ont pas respecté.

Donc, est-ce que le tort m’appartient, à moi, d’avoir fait confiance ou d’avoir tendu la main en espérant qu’en face il y avait une main de bonne foi ? C’était sans naïveté. C’était avec des garde-fous. C’était avec l’obligation de garantir que des voix différentes vont être autour de la table, y compris la garantie de tous les droits du parti Les Transformateurs, y compris le droit donc d’être candidat. Ce que nous avons exigé, c’est que la vérité des urnes soit au rendez-vous, le moment venu. Les attitudes nouvelles ont eu lieu. Est-ce de ma faute ? Non, je ne pense pas. Et les Tchadiens sont lucides et ils ont bel et bien vu la bonne foi qui m’anime. Est-ce que c’est la même chose en face de moi ? Ça, ce n’est plus de ma responsabilité.

Lesnouvellesdafrique.info : Conformément à l’accord de Kinshasa signé le 31 octobre 2023 dans la capitale congolaise entre vous et le gouvernement tchadien de transition de l’époque, vous êtes donc rentré à N’Djamena, où vous avez été nommé Premier ministre pour conduire la dernière phase de la transition. Et dans la foulée, une loi d’amnistie a été adoptée par le Conseil national de transition (CNT) pour disculper tous ceux qui étaient impliqués dans les événements tragiques du 20 octobre 2022. Cela veut dire qu’il n’y aura peut-être jamais de justice. Est-ce que vous ne regrettez pas d’avoir accepté cette clause ?

Succès Masra : l’amnistie a concerné essentiellement ceux qui ont été condamnés et qui sont mes militants et mes soutiens. Certains étaient condamnés à 5 ans de prison, à 20 ans de prison. 200 millions d’amende avec leurs droits politiques bafoués. Les jeunes de 25 ans, etc. Ceux-là sont connus des Tchadiens. Ils ont été condamnés. Ceux-là ont fait l’objet d’une amnistie réelle. Le reste, c’est de l’hypothétique, parce qu’on n’a jamais présenté les autres qui seraient impliqués et qui sont impliqués dans ce qui s’est passé le 20 octobre. Mais, au-delà de cela, au-delà de mes militants, au-delà de ces jeunes condamnés à vie – à qui je ne voulais pas infliger une sorte de double peine en les laissant dans cette situation en prison, avec l’impossibilité de recouvrer leurs droits –, eh bien, au-delà de cela, je suis un Mandela. Voyez-vous, Mandela a bien signé un accord de réconciliation avec ceux qui l’ont envoyé en prison et qui ont massacré ses soutiens. Est-ce qu’un jour est venu à l’esprit de quelqu’un de penser que Mandela n’a pas voulu de la justice pour ceux qui ont été injustement abattus ? Au contraire. Et à la commémoration du 20 octobre, il y a quelques heures, eh bien, nous avons eu l’occasion de rappeler que tous ceux qui se sont engagés pour la cause de la justice et de l’égalité, leur mémoire sera honorée éternellement.

Dans un Tchad transformé au niveau justice et égalité, nous allons les honorer. Leurs familles seront indemnisées. Mais, même si nous faisions tout cela, est-ce que cela ressusciterait ceux qui ont été abattus ? Non. Mais la meilleure manière d’honorer leur mémoire est de leur rendre justice et de ne jamais abandonner ce pour quoi ils se sont engagés.

Et ça, c’est la promesse ferme que j’ai faite et pour laquelle je vais continuer à me battre, pour que la dignité pour tous les Tchadiens – qui est un cadre de justice et d’égalité – devienne réalité.

Il me semble qu’être un homme d’État, c’est être capable de se projeter vers l’avenir, de sorte à comprendre que la justice, ce n’est pas la vengeance.

Et ça aussi, c’est important de pouvoir amener les uns et les autres à comprendre ça. Voilà l’esprit qui nous guide, voilà la maxime de notre engagement politique.

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Voilà comment nous entendons dessiner le Tchad de demain qui est un Tchad réconcilié, mais dans la justice, l’égalité qui passe par la vérité et ensuite la réconciliation, ensuite les restaurations, ensuite les réparations. C’est cet ensemble de décisions qui contribuera à ce que je peux appeler la justice pour tous ces martyrs.

Lesnouvellesdafrique.info : Oui, mais, selon la loi d’amnistie, toutes les personnes impliquées dans les événements du 20 octobre 2022, y compris donc les forces de l’ordre et de sécurité qui ont tiré à bout portant sur les manifestants, ne feront pas l’objet des poursuites. Ils ont été absous.

Succès Masra : Vous savez, on peut faire ce jeu de ping-pong. On a dit que nous avions organisé une insurrection, ce qui est totalement faux. On a même signé un mandat d’arrêt contre moi, ce qui est totalement injuste, car basé sur absolument rien du tout. Ceux qui disent ce que vous êtes en train de dire sont silencieux sur les résultats du 9 mai des élections présidentielles. Il n’y a eu ni marche ni insurrection, et pourtant, il y a eu des tirs, soi-disant des tirs de joie, qui ont tué des dizaines de Tchadiens et qui en ont blessé des centaines. Alors à ceux qui s’obstinent à parler de l’hypothétique amnistie des gens qu’on n’a jamais présentés devant la justice, qu’ils regardent plutôt tous ces gens visibles qui ont été identifiés et qui ont été tués à visage découvert, voyez-vous ?

Ma préoccupation première, c’est de m’assurer que mes éléments qui ont été condamnés injustement soient libérés parce que c’était de la fausse condamnation. C’était une double injustice. Ça, c’est mon premier réflexe. Et vous les avez vues, les familles des victimes, de ceux qui ont été libérés, les rescapés. Ils sont reconnaissants pour ce que j’ai fait en leur nom, pour permettre qu’ils retrouvent la liberté, etc.

Pour les autres, si la simple signature de Masra pouvait permettre d’exonérer tout le monde, vous savez ce que j’aurais pu faire ? C’est de condamner ces militaires qui ont tiré à bout portant, soi-disant en voulant exprimer leur joie. Ce que j’aurais pu faire, c’est d’exiger, par une simple signature, le respect de la vérité des urnes, que je n’ai de cesse de revendiquer. Ce que j’aurais pu faire, par une simple signature, ce serait de différer l’organisation des élections législatives, provinciales et locales en 2025, comme nous l’avons demandé, de manière à ce qu’on puisse changer les institutions, changer les lois, afin de permettre d’avoir plus d’inclusivité, etc.

Et donc, parfois, les gens me donnent plus de pouvoir que je n’aurais jamais pu avoir, même en tant que président de la République. Voyez-vous, la simple signature de Masra ne suffirait pas à mettre la justice sous le tapis. Il était important que je vous le rappelle. 

Lesnouvellesdafrique.info : Lors de la convention de votre parti organisée début octobre à N’Djaména, vous avez tendu la main au président Mahamat Idriss Déby Itno dans le cadre de ce que vous avez appelé un consensus bipartisan. Est-ce que vous maintenez cette main tendue ?

Succès Masra : Vous savez, je suis l’homme politique qui a rencontré le Président Idriss Déby Itno quatre semaines avant sa mort. Souvenez-vous, tous ceux qui m’avaient reproché d’avoir tendu la main et d’avoir eu une démarche de dialogue sont tous revenus après sa mort pour dire que j’avais raison. Il fallait dialoguer, il fallait organiser une transition. Et donc la même attitude, parce que mon ADN, c’est le dialogue. C’est ça qui distingue les animaux des humains, c’est la capacité de dialoguer. Et un homme politique responsable est un homme de dialogue. Un dialogue exigeant et intelligent, qui ne soit pas de la capitulation. Les Tchadiens savent que Masra seul dans une salle n’est pas et ne se confond pas avec les autres. Pourquoi ? Parce que je porte une différence. Au nom des Transformateurs et au nom d’une certaine vision de la société.

Et donc nous allons continuer à avoir cette démarche. Tendre la main, même quand, en face, il y a de la mauvaise foi. Les gens ont dit que nous refusions le dialogue. À l’époque, c’était totalement faux. Nous avons démontré, par un dialogue additionnel avec des engagements additionnels, que c’était un autre type de dialogue que nous voulions. Ensuite, on nous avait reproché, à l’époque, de ne pas vouloir participer à un gouvernement pour faire aboutir nos idées.

Nous avons montré ensuite, par notre attitude, que non seulement nous pouvions participer à un gouvernement, mais cela nous a également permis de démontrer aux gens que, quand nous étions autour de la table, les bonnes idées que nous avions ou les leviers de pouvoir, y compris les leviers constitutionnels que nous avions, on nous les avait confisqués.

Enfin, lorsqu’il est question d’un dialogue post-élection dont les résultats sont contestés, eh bien, ceux qui nous reprochaient hier d’avoir organisé des marches pour exprimer nos revendications sont les mêmes qui questionnent aujourd’hui notre démarche de dialogue. C’est nul. C’est une attitude constante parce que, nous, semble-t-il, c’est par le dialogue – qui n’est pas l’arme des faibles, mais plutôt l’arme des consciences et des responsables – que nous pouvons faire avancer un certain nombre de choses. Parce que, s’il n’y a plus de dialogue, que pouvons-nous faire ? Tout finit par la violence. Or, le Tchad a trop souffert des violences et nous voulons ainsi, par la pédagogie, y compris la pédagogie du dialogue, qui n’est pas de la faiblesse, qui n’est pas l’altération de la vérité, qui n’est pas de la capitulation, amener tout le monde à progresser. Parce que les grands pays, y compris démocratiques, lorsque l’intérêt majeur du pays est au rendez-vous, ces grandes forces politiques doivent être capables de s’asseoir ensemble, même dans la différence. Israël et la Palestine ont organisé moult dialogues. Ça n’empêche pas qu’ils aient peut-être des différences et des visions des choses différentes. Donc dialoguer, ce n’est pas indigne.

Oui, nous allons continuer à être un homme de dialogue et nous n’avons de cesse de le dire dès le premier jour et nous sommes restés constants là-dessus. Parce que, si nous n’avions pas ça en tête avec les drames qui se sont passés, avec les persécutions dont nous avons fait l’objet, nous n’aurions jamais privilégié la réconciliation et le dialogue.

Donc oui, hier, aujourd’hui et demain, nous allons continuer à être des hommes de dialogue, tout en mobilisant les autres leviers politiques, les autres leviers humains qui doivent nous permettre, d’une certaine manière, de faire aboutir cette lutte qui pour nous est la  lutte d’une vie et une lutte de libération. L’un n’exclut pas l’autre et nous devons être capables de tendre la main quand il y a un peu de bonne foi autour de la table. Nous sommes prêts à saisir cette main. S’il n’y a pas de la bonne foi, nous allons le faire savoir. Et les Tchadiens, étant lucides, sont capables d’apprécier les uns et les autres dans leur sincérité.

Lesnouvellesdafrique.info : On va maintenant parler des relations entre la France et le Tchad, qui se sont refroidies. Même si le président Mahamat Idriss Deby Itno a assisté récemment au Sommet de la francophonie à Paris. Est-ce que vous êtes favorable à la diversification des partenariats entre le Tchad et d’autres pays, comme l’avancent les ténors du pouvoir ?

Succès Masra : Vous parlez de refroidissement des relations entre la France et le Tchad. Je vous laisse le choix de l’expression. Moi, je veux revenir à l’essentiel. La relation entre la France et le Tchad, j’allais dire entre la France et le peuple tchadien, est une relation d’occasions manquées. Et je vous ai donné un exemple. La France et ses dirigeants successifs ont manqué les occasions d’entrer dans le cœur du peuple tchadien. J’ai l’impression que, par leur attitude, historique comme actuelle, ils ont créé et ils sont en train de créer eux-mêmes les raisons de ne plus jamais entrer dans le cœur du peuple tchadien. J’en veux, par exemple, lorsque vous avez quelqu’un qui est vivant. Le colonel, ancien patron des services de renseignement français en Afrique, qui était conseiller spécial à la sécurité du président Déby, qui vous raconte comment la France et ses dirigeants ont cautionné des résultats d’une élection, des élections traficotées en des choix d’un peuple qui soit traficoté. Je ne sais pas si pour vous c’est quelque chose qui permet de donner, je dirais, de l’estime dans le cœur du peuple tchadien vis-à -vis des dirigeants français successifs, voyez-vous. Et enfin, je dirais que, quand je prends la situation de la présidentielle qui vient par exemple d’avoir lieu, mon intime conviction, c’est que, alors même que les deux têtes de l’exécutif du Tchad ne sont pas d’accord avec les résultats, la France a choisi son camp en donnant l’impression ainsi d’une autre occasion manquée.

Après les critiques dont la France a fait l’objet au moment de l’ouverture de la transition dans ce pays, en venant saluer la mémoire et applaudissant un homme dont parlait la révélation, il a eu à lui-même, je parle du président Déby, paix à son âme, à dire que la France non seulement l’a imposé au Tchad, mais l’a obligé à rester au pouvoir.

Un autre ancien grand patron des services de renseignements français avait raconté comment le président Déby avait été installé par lui-même, en plus de l’avoir aidé à truquer les résultats pour rester au pouvoir. Et donc nous avons considéré, gens de notre génération, que tout ceci appartenait à un autre temps et qu’il fallait bâtir avec la France de nouvelles relations basées au minimum sur l’engagement du côté des peuples. Et nous avons l’impression que la France a encore, en quelques mois, en quelques années, raté le train de l’histoire. Cette relation, d’une manière ou d’une autre, est déjà en train de souffrir, non par la volonté du peuple tchadien, mais plutôt par les attitudes des dirigeants français successifs.

Et donc, c’est d’abord ça qu’il faut fixer. Ensuite, un pays comme le nôtre a l’obligation de consolider des relations avec des partenaires existants lorsque les éléments d’intérêt du peuple sont au rendez-vous, et il doit aussi s’ouvrir à de nouvelles opportunités, comme le font les autres partenaires, y compris les partenaires classiques de notre pays.

Ceci est, me semble-t-il, un réflexe qui est un réflexe au-delà du Tchad, c’est un réflexe devenu continental et qui est demandé par tous les peuples, y compris le peuple tchadien.

Lesnouvellesdafrique.info : Pourtant, beaucoup de vos adversaires vous accusent d’être le poulain des puissances étrangères, de la France et des États-Unis notamment. Que leur répondez-vous ?

Succès Masra : Ce dont je viens de vous parler. Ce sont des faits. Nous avons été le parti qui a été le plus combattu pour exister, pendant quatre ans. Il nous a été refusé le droit d’existence légale. Avez-vous entendu dire quoi au Président Déby à l’époque ? On a mis dans la Constitution la clause anti Masra pour m’exclure de la participation à l’élection présidentielle à l’époque. Avez-vous entendu quelqu’un exiger quoi que ce soit ou faire état de cette injustice criante dont nous avons fait l’objet ? Nos militants ont été assassinés massivement. Avez-vous eu l’impression qu’il y ait eu quelque chose qui soit fait dans l’ordre de ce qui est du raisonnable et de l’acceptable ? Et puis ensuite, je viens donc de vous parler d’une attitude : lorsque, dans un pays, les deux têtes de l’exécutif sont candidates à une élection et que, à la fin, les résultats sont contestés, le minimum qu’on attend des pays qui sont des défenseurs des droits de l’homme, c’est au minimum la neutralité. Avez-vous eu l’impression qu’il y ait de la neutralité ? Avez-vous eu l’impression que les communiqués qui ont été faits sont allés dans le sens de ce que veulent les Tchadiens ?

Ce n’est sûrement pas le mien. Donc, vous voyez, ça, ce sont, je dirais, des hypothèses qui ne sont même pas assorties d’une réalité que les gens se font, mais qui ne sont pas capables de défendre de manière durable.

Moi, je suis poulain du peuple tchadien et point final. Et je souhaite des relations qui sont des relations du XXIe siècle, avec des partenaires choisis par les peuples tchadiens. C’est ça, ma ligne directrice, c’est ça qui guide ma dynamique de coopération et c’est ça que j’entends appliquer demain à la tête du Tchad.

Et donc, je crois que ce que vous évoquez n’est pas soutenu évidemment par aucun fait. Au contraire, les faits démontrent même totalement le contraire.

Lesnouvellesdafrique.info : Dernière question, Succès Masra. Le Tchad fait face à une série d’inondations qui ont fait beaucoup de victimes, que ce soient des victimes humaines ou des pertes matérielles. Le Tchad n’est pas le seul à être touché par ce drame. Qu’est-ce que vous auriez préconisé si vous étiez toujours à la tête du gouvernement pour faire face à ce cataclysme naturel ?

Succès Masra : Vous savez, quand on dirige, on dirige. Pour les populations, il y a une situation de catastrophe naturelle, mais qui est accentuée par l’absence d’investissements et d’infrastructures de résilience que, pendant cette décennie perdue, nous n’avons pas eu l’occasion d’avoir pour le pays. Et donc, ce qui a une origine naturelle s’est trouvé accéléré dans ses conséquences à cause de ce manque d’investissement. Et dans une situation pareille, où 90 % des départements sont dans l’eau, où vous avez 2 millions d’habitants qui sont sans abri, où vous avez des centaines de milliers d’hectares qui ont été emportés, donc une famine est à envisager, car nous sommes à une période de récolte. Et les prix au marché n’ont pas baissé, ce qui annonce donc une catastrophe, sûrement des milliers, des dizaines de milliers de bétail emportés. C’est une souffrance pour les éleveurs.

Quand vous avez tout ça pour 600 personnes qui sont mortes, eh bien quand on est responsable, on déclare un état de catastrophe naturelle et d’urgence sociale et humanitaire. Je l’ai demandé dès le 2 septembre, mais les gens en place ont voulu faire la politique de l’autruche. Et nous voici arrivés à une situation de crise. Donc déclarer l’état de catastrophe naturelle et d’urgence aurait permis ne serait-ce que de lever des leviers humanitaires, économiques, des partenariats qui auraient aidé à abréger les souffrances de ces populations.

C’est déjà une raison suffisante pour différer l’organisation des élections. Vous savez, ce qui a été fait, c’est de dire aux gens de sauter les provinces ou les préfectures dans lesquelles il y a de l’inondation. On leur demande de quitter ces préfectures-là pour venir dans la préfecture pour déposer les dossiers de leur candidature. Mais comment vont-ils faire campagne ? Comment vont déplacer les équipements pour les élections ?

Et donc, dans une situation comme celle-ci, l’humanité aurait voulu simplement que les élections soient différées, parce que nous sommes en guerre face à quelque chose qui a une origine naturelle, mais avec des conséquences, ce qu’on appelle un peu les externalités négatives qui sont plus nombreuses encore à cause des manques d’infrastructures, etc.

Il faut faire feu de tout bois et réunir tous les acteurs qui peuvent apporter quelque chose autour de la table, pour faire bloc et répondre à ce problème, qui est une attaque contre notre peuple, d’une certaine manière. Et ensuite, nous pourrons dérouler l’agenda d’activités normales ou, au lieu de faire cela, eh bien, ce n’est pas le choix qui a été fait par ceux qui ont aujourd’hui dans leurs mains les leviers du pouvoir exécutif. Et donc, c’est plutôt dommageable et je crois qu’il aurait fallu d’abord commencer par ça et ensuite dérouler toutes les autres activités en mobilisant partout les énergies, y compris au niveau national.

Lesnouvellesdafrique.info : Succès Masra, merci.

Succès Masra : Merci à vous.

 

Propos recueillis par Eric Topona Moncga

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