30 ans du génocide au Rwanda : Interview exclusive avec Jean-Viktor Nkolo

Jean-Victor Collot, ancien fonctionnaire international des Nations unies à la retraite.

A l’occasion de la commémoration du 30ème anniversaire des atrocités commises durant le génocide au, Rwanda, notre rédaction s’est entretenue avec Jean-Viktor Nkolo, fonctionnaire international des Nations unies à la retraite. Il a notamment servi comme porte-parole de trois présidents de l’Assemblée générale des Nations Unies et a aussi servi dans des missions de maintien de la paix au début de ma carrière internationale au Rwanda et dans le Zaïre voisin, qui est maintenant la RDC.

Lesnouvellesdafrique.info : Bonjour M. Jean Viktor Nkolo

Jean Viktor Nkolo : Bonjour.

Lesnouvellesdafrique.info : Trente (30) ans après le génocide survenu au Rwanda, qu’est-ce qu’on peut retenir aujourd’hui de cette tragédie?

Jean Viktor Nkolo : 30 ans après le génocide au Rwanda, la communauté internationale, en commémorant ce fait exceptionnellement triste et grave, doit retenir que nous ne pouvons plus, en tant que famille des nations, laisser que se perpétue ou que se répète un tel crime.

Ce qui s’est passé au Rwanda était exceptionnellement grave parce qu’une très large partie de la population tutsi a été éliminée, parce que des opposants, ou alors je dirais d’autres Rwandais qui étaient un peu plus mesurés, ont aussi été pourchassés, parce que les femmes ont notamment subi des exactions innommables, mais aussi parce que longtemps après le génocide des juifs en Europe, la Shoah, on ne savait pas que, en plein cœur de l’Afrique, dans un pays d’une rare beauté et d’un très grand symbolisme pourrait se passer une telle calamité.

C’est pour cela que ce n’est pas seulement du fait des Africains, mais c’est aussi du fait de toute la famille des nations de tout faire pour accompagner les Rwandais, pour appuyer les survivants, les victimes, afin que ce génocide soit une leçon pour l’humanité et que l’on voit comment est-ce que les Rwandais eux-mêmes peuvent continuer à peaufiner leur réconciliation et comment est-ce que cette tragédie peut servir de leçon au reste de l’humanité ?

Les nouvelles d’Afrique.info : Justement, comment les Rwandais travaillent dans le sens de guérir les plaies du génocide ?

Jean Viktor Nkolo : D’abord, je suis très agréablement étonné, je dis bien étonné par la reconstruction matérielle, parce qu’ayant vu ce que j’ai vu il y a 30 ans au Rwanda et je dirais même dans les régions, les pays voisins, parce que la destruction, la haine et la guerre de tout ce qui a suivi a aussi impacté les régions voisines du Rwanda, avec un nombre de personnes déplacées extraordinaire et un impact sur l’environnement qui était absolument grave.

Or, ayant été au Rwanda depuis lors, j’ai constaté ce que tout le monde a constaté : une certaine gouvernance a réussi, presque au forceps, à reconstruire un pays qui vient de très loin. Cette reconstruction matérielle est un véritable tour de force.

Il faut féliciter la gouvernance au Rwanda, qui a réussi à faire ce tour de force, à transformer un pays qui sortait de la calamité d’une tragédie absolument incroyable en un pays où il fait bon vivre. Maintenant, une  autre partie de la reconstruction est nécessaire et doit continuer. C’est la reconstruction et la réconciliation des cœurs et des esprits pour que le poison qui avait été insufflé dans les esprits rwandais, qui a permis de tuer le voisin parce que le génocide ne s’est pas seulement passé à l’échelle d’un pays, ça se passait parfois aussi à l’échelle d’un village et parfois à l’échelle d’une colline ou à l’échelle d’une famille.

Donc, cette réconciliation doit continuer parce que cette reconstruction des esprits, cette réconciliation, cette paix des cœurs et des âmes est nécessaire. Cela prendra du temps, mais cela est possible. Et cela, je pense, est en bonne voie. Encore, faudra-t-il que les Rwandais qui se sont exilés ou qui ont fui reviennent. Que tout soit fait pour que ce retour contribue à une réconciliation encore plus large et encore plus profonde.

Les nouvelles d’Afrique.info : Vous faites bien d’évoquer cet aspect-là. Plusieurs associations des droits de l’homme revendiquent à ce que les génocidaires, qui sont aussi en fuite, soient recherchés, retrouvés, jugés et condamnés pour les faits qu’ils ont commis.

Tout à fait. La justice est un ingrédient nécessaire dans la paix. Il n’y a pas de paix sans justice. Il est important que cette justice soit menée à bon terme. Mais il est encore plus important qu’au-delà de la justice, il y a une véritable réconciliation.  Parce que qui a vécu au Rwanda sait que, en réalité, très profondément dans les cœurs, dans le langage, dans la manière des gens de parler, dans la vie de tous les jours, dans les mariages, parfois intercommunautaires ou entre les groupes, tout n’est pas toujours simple.

Parfois, les choses sont profondes, dites ou non dites, ou parfois les choses sont tues. Il y a donc un degré de profondeur dans la réconciliation qui est presque de l’ordre de la nécessité d’appliquer une sorte de chamanisme, une sorte de lavement spirituel. Mais effectivement, la justice est un premier ingrédient absolument nécessaire, mais la justice en elle seule ne sera pas suffisante. Il faudra que les cœurs soient réconciliés aussi.

Les nouvelles d’Afrique.info : Comment réconcilier les cœurs lorsqu’on sait que le génocide rwandais a visé certainement plus de 800 000 Tutsis qui sont morts par le fait des crimes horribles commis par des Rwandais mais il y a aussi des Hutus rwandais qui ont été aussi tués lors de ce génocide.

Jean Viktor Nko :  Ça me gêne toujours quand on dit et quand on s’arrête seulement à dire qu’il y a 800 000 Tutsis qui ont été massacrés.

Il faut aussi ajouter que les Tutsis étaient et sont toujours une minorité. Donc, ce serait, je dirais mieux, de dire et de souligner qu’une minorité dans un pays a été pratiquement laminée.

On tient, en le disant, la valeur en réalité de cette tragédie. On comprend donc l’ampleur absolument incroyable de cette tuerie. Et je conduisais sur les routes du Rwanda pendant ces mois très difficiles entre Kigali et Gisenyi, en essayant parfois d’éviter les corps qui jonchaient le goudron sur la route. Corps qu’il fallait éviter, et corps qui séchaient au soleil. C’est une tragédie absolument hors de toute proportion. Ce qu’on peut faire et ce qu’on peut dire, c’est que la réconciliation, en réalité, c’est l’affaire de tout le monde. Au-delà de la justice, il faut à mon avis investir dans l’éducation. Il faut investir dans les valeurs mémorielles qui permettent aux générations futures de comprendre que la banalisation de l’autre, tuer et laisser, que le fait de tuer devienne banal.

Il faudrait que les générations futures comprennent que non, ce n’est pas bon, ce n’est plus permis, ce ne sera plus permis. Il faudra aussi, par la réconciliation, par le pardon, par le parler, par l’échange, par la fin du silence, que les Rwandais se réconcilient, mais véritablement, profondément, au niveau, je dirais, socio-anthropologique, linguistique, profondément spirituel entre eux.

Autres articles

Cela veut dire aussi dire que cette réconciliation n’est pas seulement une question qui va se gérer entre les Rwandais. Ça veut aussi dire que dans la sous-région, pour que les démons de la division, les démons de la démonisation, n’ouvrent pas la voie à un autre cataclysme qui n’est pas, je dois le dire, exclu. Il faudra donc régler aussi la question du conflit dans la sous-région pour que les gens qui sont habituellement les fauteurs de troubles, pour que les forces du mal ne trouvent nulle part les ingrédients à de la malfaisance qui pourrait se répéter.

Donc ça va dans l’éducation, dans la paix, dans la sous-région, notamment dans l’est de la République démocratique du Congo, mais aussi ça va dans la réconciliation au sein même des pays qui constituent la famille des nations de la région des Grands Lacs, le Rwanda, le Congo, le Burundi et les autres.

Les nouvelles d’Afrique.info : Alors, après avoir reconnu en 2021 les responsabilités de la France dans le génocide de 1994 au Rwanda, le président français Emmanuel Macron a fait un pas supplémentaire à l’occasion justement de ce 30e anniversaire. Il estime que Paris aurait pu arrêter les massacres, mais n’en a pas eu la volonté. Est-ce un aveu d’échec ?

Jean Viktor Nko :   Je pense d’abord qu’avant de constater que c’est un aveu, peut-être un aveu d’échec, il faudrait déjà reconnaître le courage d’une telle déclaration, quel que soit le temps tardif avec lequel une telle déclaration nous arrive. Je pense qu’il faut reconnaître tout de même les efforts qui ont été faits par de nombreux pays, et pas seulement la France, par de nombreuses entités internationales, pour reconnaître les manquements qu’il y a eu. En d’autres termes, ce qu’on peut reconnaître là-dedans, quand on connaît bien, quand on sait bien les choses qui se sont passées pendant les semaines qui ont précédé, pendant ces moments difficiles au Rwanda, encore que la vérité est parfois plus complexe qu’on ne le croit, la question d’un génocide, que ce soit au Rwanda ou dans un autre pays, n’est jamais une question simple. En réalité, c’est toute la famille des nations qui doit prendre la responsabilité de la protection de ceux qui parmi nous sont les plus faibles.

C’est donc le courage de cette déclaration qu’il faut souligner, non pas souligner ce qui pourrait continuer à contribuer aux controverses, mais souligner ce courage et espérer qu’on continue à aller dans le bon sens pour mettre fin au silence.

Les nouvelles d’Afrique.info : Mais M. Nkolo, comment les Africains, au-delà de ce qui s’est passé au Rwanda, doivent-ils se mettre ensemble justement pour éviter qu’un tel fait ne se répète plus. Vous évoquiez la République démocratique du Congo où l’est du pays fait face à des groupes armés qui tuent les populations civiles. C’est aussi une sorte de crime incroyable que l’Afrique devrait finalement absorber pacifiquement.

Jean Viktor Nko :   J’ai souvent estimé que le conflit dans l’est de la République démocratique du Congo, si les États membres de l’Union africaine et le reste de la communauté internationale n’y portaient encore plus d’attention qu’on ne le fait maintenant, j’ai parfois estimé dans le passé que ce conflit pourrait constituer le germe d’une guerre régionale et peut-être – excusez-moi l’expression – d’une petite guerre mondiale africaine. Personne ne le souhaite. Le Congo lui-même, pays immense avec une population immense, c’est l’un des pays africains les plus peuplés, mérite la paix.

Donc, pour répondre à votre question, quand on voit ce qui s’est passé au Rwanda, quand on voit qu’un pays minuscule par sa superficie et très important par son symbolisme, a vu des gens s’entretuer, a vu une minorité être pratiquement laminée, a vu des tueries au sein des mêmes familles, au sein des mêmes collines, au sein des mêmes villages, a vu comment l’appareil de l’État a perpétré de manière organisée un crime, crime qui a été préparé par une injection d’un poison dans la tête des gens. Il faut donc se dire que si cela a pu se passer au Rwanda, cela devrait être absolument évité dans d’autres pays africains où l’importance de la collectivité et l’importance de l’harmonie au sein des communautés est encore plus fragile.

Parce que ce que l’expérience rwandaise nous montre, c’est que dans des micro milieux où des gens sont face à face, dans la même colline, dans le même village, ils cultivent les mêmes terres, élèvent les mêmes familles, marient les mêmes filles, il faut éviter que la haine entre. Parce que le jour où la haine fait germer ses fruits, et le jour où la haine fait éclater la violence, les tueries peuvent encore être plus grandes. Or, l’Afrique ne souhaite pas qu’une chose comme celle-là se répète ailleurs. C’est pour cela qu’il est important d’éteindre le feu de la crise dans l’Est de la République démocratique du Congo. Parce que cette crise, ce conflit implique de très nombreux pays dans la région des Grands Lacs et au-delà : l’Ouganda, le Congo, le Rwanda, le Burundi et d’autres pays avoisinants.

Il faut donc tout faire pour éteindre ce feu et ramener tous les enfants des Grands Lacs autour d’une table et comprendre que l’investissement dans la paix des uns, c’est un investissement dans la paix de tous.

Les nouvelles d’Afrique.info : Dans quelle mesure les institutions justement africaines comme l’Union africaine ou les organisations régionales comme la SADEC peuvent-elles jouer un rôle important pour éviter l’escalade de violence dans les pays des Grands Lacs ?

Jean Viktor Nko :   Vous posez là une question tout à fait importante, mais en même temps très difficile. La réalité, c’est qu’il est possible que l’Union africaine n’ait peut-être, ou peut-être pas encore totalement, tous les moyens qui pourraient lui permettre d’agir et de mettre en route sa politique.

Les vœux et les dispositions de l’Union africaine au niveau des résolutions sont des choses tout à fait très bonnes, très positives, très bien discuter, mais pour mettre en route et pour mettre en marche, et pour s’assurer que ces résolutions sont appliquées et que l’Union africaine a les armes qu’il faut. Et quand je parle des armes, je ne parle pas seulement des canons ou des mitrailleuses, ou des chars ou des avions. Je parle aussi des armes légales, des armes géopolitiques, des armes morales. Il faudrait que l’Union africaine soit totalement et complètement équipée. C’est non seulement une question de moyens, mais aussi une question de volonté. Or, seulement, certains pays acceptent parfois de déployer des forces dans des régions difficiles. Et parfois, ces pays-là viennent de régions qui sont au-delà même de la zone de conflit.

La question importante en réalité, c’est de dire que l’Union africaine doit être la partie prenante en tout premier lieu, et peut-être même la partie essentielle et unique de sa politique de paix et de sécurité. Mais l’Union africaine en a-t-elle les moyens ? Je ne le pense pas encore. Je pense que l’Union africaine et je pense que les réformes qui ont été discutées et qui ont été mises de l’avant ces dernières années, d’ailleurs, par le fait du président Paul Kagamé lui-même qui avait été mandaté par l’Union africaine de travailler sur la question des réformes, je pense que toutes ces réformes doivent avoir pour but ultime d’amener l’Union africaine à être une organisation encore plus efficace.

En d’autres termes, une organisation qui a les moyens de faire ce qu’elle dit et de dire ce qu’elle veut faire et d’avoir tous les outils, tous les ingrédients, toutes les armes, pourquoi pas, pour pouvoir mener à bien cette politique. Ce n’est pas encore cela. Peut-être que demain n’est pas la veille, mais je pense que l’Union africaine continue de travailler dans ce sens. Il faut maintenant que les États africains soient conséquents, paient leurs contributions et investissent lourdement dans les moyens que l’Union africaine devrait pouvoir utiliser demain ou après-demain pour sa paix et sa sécurité.

Les nouvelles d’Afrique.info : Les moyens de dissuasion ?

Jean Viktor Nko :  Absolument. Il ne faut pas, et je parle en tant qu’une personne qui a travaillé presque 30 ans pour les Nations Unies. Il ne faut pas compter toujours sur les autres, sur l’extérieur, pour venir faire la paix. Évidemment, cela peut être une contribution tout à fait importante.

La contribution de la communauté internationale n’est pas à négliger, mais je pense que l’Union africaine devrait d’abord se servir elle-même et servir ses propres intérêts par une posture et des moyens conséquents.

Les nouvelles d’Afrique.info : Merci M. Nkolo

Jean Viktor Nkolo : Merci à vous.

Get real time updates directly on you device, subscribe now.