Le recul de la France s’accompagne d’une implantation russe mais aussi d’un maintien de la présence américaine. Tandis que la Chine pourrait avoir une base navale en Afrique de l’Ouest.
Le 30 mai 2016, la 601e réunion du Conseil Paix et Sécurité de l’Union africaine (UA) aurait pu être une réunion parmi d’autres. Mais cette fois, les conclusions ont montré un talent rare de prédiction des périls qui pesaient sur le continent.
Le Conseil se montrait ainsi préoccupé par « l’existence de bases militaires étrangères et l’établissement de nouvelles bases dans certains pays africains, ainsi que l’incapacité des Etats membres concernés à contrôler efficacement les mouvements d’armes à destination et en provenance de ces bases militaires étrangères. »
Selon une étude du Institute for Security Studies, les concessions accordées aux armées étrangères rapporteraient plus de 300 millions de dollars chaque année au petit Etat de Djibouti, où les bases navales américaine, chinoise, française mais aussi quelques unités britanniques, japonaises et italiennes se côtoient.
En 2016, l’UA s’efforçait alors de conseiller aux Etats membres « de faire preuve de circonspection » avant de signer des accords devant conduire à l’établissement de bases militaires étrangères. Sept ans plus tard, c’est peu dire que son conseil a été largement ignoré.
Soldats de l’ancienne puissance coloniale
En effet, le retrait actuel de la France, plus subi que désiré, s’accompagne d’un retour assez visible de la Russie sur le continent, d’un maintien discret des bases militaires américaines et d’une question récurrente : la Chine va-t-elle ouvrir une seconde base navale, après celle de Djibouti, sur le continent ?
La France reste la seule ancienne puissance coloniale à maintenir des troupes sur le territoire de ses anciennes colonies.
Le Royaume-Uni, par exemple, n’est intervenu que deux fois depuis les indépendances : en 1961 en Tanzanie et en 2000 en Sierra Leone.
Les soldats de sa majesté ne sont d’ailleurs qu’une centaine à faire fonctionner le camp d’entraînement de Batuk (British Army Training Unit Kenya), au nord de Nairobi. Il s’agit de la seule présence militaire britannique fixe sur le continent.
Paris, pour sa part, a conduit plus que deux opérations militaires en Afrique depuis 1960 : 34 exactement.
Mais depuis les indépendances, la présence militaire française a été réduite par cinq, passant de 30.000 à 6.000 hommes. Une diminution constante, uniquement atténuée, entre 2013 et 2020, par les opérations Serval et Barkhane dans le Sahel.
Ces deux grandes opérations anti-djihadistes ne doivent toutefois pas dissimuler une réalité assez simple : la France n’a plus les moyens financiers d’assurer son déploiement sur le continent africain.
Un départ envisagé depuis 2008
Selon un rapport du Sénat français vieux de dix ans, en 2013, l’Afrique représentait 70% du budget militaire « finançant une présence ou des opérations hors du territoire national » et la moitié des effectifs humains déployés hors de France.
Ce même rapport rappelait que déjà, en 2008, le Livre blanc sur la défense nationale, chargé de tracer les grandes lignes de la future politique militaire, indiquait la volonté de la France de se retirer du continent, essentiellement pour des raisons budgétaires.
Le but aurait été ainsi de réduire les bases militaires françaises à trois : Djibouti, Libreville et N’Djamena.
Mais rien ne s’est déroulé comme prévu. Alors que la stratégie envisagée était celle d’un retrait progressif, Paris s’est embourbé au Sahel avant de subir un revers diplomatique au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Mais cette crise aura imposé un constat évident : il n’est plus acceptable, pour les opinions publiques africaines, que des soldats de l’ancienne puissance coloniale soient encore présents.
Les députés français, dans un rapport qui date du mois de mai dernier, présageaient d’ailleurs ce qui allait suivre : « Il est à parier qu’un désengagement militaire français serait rapidement comblé par nos compétiteurs, au premier rang desquels la Russie ».
C’est bien entendu ce qu’il s’est produit, au-delà de toute espérance pour Moscou.
Un milliard de dollars en or
Le 23 août dernier, la mort de Evguéni Prigojine, le chef de Wagner, a pourtant posé la question de l’avenir du groupe de mercenaires en Afrique.
Les Etats-Unis ont saisi cette opportunité en faisant au président centrafricain, Faustin-Archange Touadéra, une proposition de « collaboration renforcée », à condition que celui-ci se débarrasse de Wagner.
Mais cet appel est resté pour l’instant sans réponse.
Le groupe Wagner est arrivé en République centrafricaine (RCA) en 2018 et a compté jusqu’à 1.500 mercenaires dans le pays.
En échange de son action contre les groupes armés, Bangui lui a accordé l’exploitation de la seule mine d’or industrielle du pays, celle de Ndassima.
Selon le Center for Strategic and International Studies, Wagner gagnerait jusqu’à un milliard de dollars de bénéfices miniers annuels en RCA, ce qui aiderait le Kremlin à atténuer les dommages causés par les sanctions occidentales, imposées depuis l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022.
Mais l’implantation russe ne se limite pas là. Présent avec un millier d’hommes en Libye, où il soutient le maréchal Haftar et vise un accès au port de Benghazi ou de Tobrouk, Wagner a profité de la vague de coups d’Etat dans le Sahel.
Un millier de mercenaires russes ont ainsi offert à l’armée malienne la possibilité de reprendre la ville touareg de Kidal dans le nord du pays.
La continuité de Wagner
Une victoire qui a un prix : dix millions de dollars par mois – voilà ce que représente la facture du groupe de mercenaires Wagner au Mali.
Lors de sa visite en septembre à Ouagadougou, le général Younous-bek Evkourov, vice-ministre de la Défense, qui venait de passer par la Libye et le Mali, a dû se réjouir des drapeaux de son pays dans les rues de la capitale burkinabè.
Celui-ci était accompagné d’une délégation russe qui comprenait notamment le général Andreï Averianov, chef de l’unité 29155 du GRU, le service des renseignements militaires russes, soupçonné d’avoir joué un rôle dans la mort d’Evguéni Prigojine.
C’était la même configuration lors de la dernière étape de cette tournée, le 4 décembre à Niamey, où Younous-bek Evkourov a rencontré un autre général, Abdourahamane Tiani, à la tête de l’Etat nigérien depuis le putsch du 26 juillet.
« Le but est de rester »
Cette expansion inquiète les Américains qui, à la différence des Français, ne vont pas quitter le Niger.
« Le but est de rester », concédait ainsi en août dernier le général James B. Hecker, commandant des forces aériennes américaines en Europe et en Afrique.
La nouvelle ambassadrice des Etats-Unis au Niger, Kathleen FitzGibbon, a présenté ses lettres de créances aux autorités nigériennes.
Car Washington a investi beaucoup au Niger : la construction, depuis 2016, de la base aérienne 201 d’Agadez a coûté environ 250 millions de dollars et son coût opérationnel est de 20 à 30 millions de dollars par an.
C’est « le plus grand projet de construction militaire de l’histoire de l’armée de l’air », selon le général de brigade Michael Rawls qui, en 2020, était commandant de la 435e escadre expéditionnaire aérienne.
Pourtant, les Américains sont beaucoup plus discrets que les Russes sur le continent.
Interrogé sur le déploiement militaire en Afrique, l’Africom, le Commandement des Etats-Unis pour l’Afrique, basé à Stuttgart en Allemagne, a eu une réponse lapidaire : « Environ 6.500 membres du personnel du Commandement des Etats-Unis pour l’Afrique – militaires, civils et sous-traitants financés par le ministère de la Défense – sont présents sur le continent chaque jour. La plupart (environ 3.500) opèrent depuis le camp Lemonnier à Djibouti. »
Concernant cette fois le nombre de bases militaires déployées sur le continent, l’Africom n’a plus donné de réponse.
Cette discrétion est aussi adoptée par le général Michael Langley, le chef de l’Africom. Questionné en mars dernier devant la Chambre des représentants, celui-ci a expliqué que l’armée américaine ne disposait que de deux bases en Afrique : le camp Lemonnier à Djibouti et un « centre logistique” sur l’île britannique de l’Ascension, au milieu de l’Atlantique sud, donc… pas en Afrique.
Selon la description faite par le général Langley, la base 201 d’Agadez, qui comporte 1.100 hommes et a coûté des centaines de millions de dollars, ne serait donc qu’une « base secondaire”.
Même chose semble-t-il pour l’importante base américaine de drones de Bizerte, en Tunisie.
Base de Dakar
Selon nos propres calculs, l’armée américaine dispose plutôt d’une vingtaine de bases dans une douzaine de pays africains.
Mais un communiqué de presse de l’armée américaine, qui date de 2018, à propos de la visite à Dakar de l’ancien commandant de l’Africom, le général Thomas D. Waldhauser, est plus précis sur la question.
Cette rencontre a eu lieu sur une base que l’armée américaine, dans son jargon, qualifie de « site de sécurité coopératif » (cooperative security location, CSL) situé à la base aérienne Capitaine Andalla Cissé de Dakar.
« Ce site est l’un des douze CSL américains répartis sur le continent africain, et les Etats-Unis sont locataires de cette base aérienne sénégalaise », explique le communiqué.
En dehors de Djibouti, les Etats-Unis n’ont donc officiellement pas de bases en Afrique, mais seulement des CSL. Pas sûr que cette classification parvienne à convaincre au-delà des responsables militaires américains.
Une base chinoise en Afrique de l’Ouest ?
Mais les Etats-Unis n’ont bien entendu pas le monopole du secret en matière militaire.
La Chine avance elle aussi discrètement sur le continent. Pour l’instant, Pékin ne possède qu’une seule empreinte militaire en Afrique : sa base navale de Djibouti.
Mais de lourds investissements laissent présager qu’une nouvelle base militaire pourrait voir le jour sur la façade atlantique.
Aid Data, le laboratoire de recherche de l’Université américaine William & Mary, a publié des données récapitulant les investissements chinois dans les ports de la planète, entre 2000 et 2021.
Pour ce qui concerne l’Afrique, Aid Data met en lumière une forte concentration des investissements dans les ports d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale.
Pékin a ainsi, en deux décennies, investi plus d’un milliard de dollars dans le port autonome de Kribi et celui-ci est « désormais assez profond pour accueillir les navires de guerre les plus grands de la marine chinoise », précise le document.
A Djibouti, la Chine avait commencé par nier être en pourparlers pour une base militaire jusqu’à ce que la construction commence en 2016… l’année où l’Union africaine a mis en garde contre les bases étrangères.
Ainsi que l’Africa Center for Strategic Studies l’a récemment rappelé, le port polyvalent de Doraleh, à Djibouti, construit par la Chine, avait été initialement présenté comme une infrastructure civile, avant d’être agrandi pour inclure une base navale.
La Chine a désormais environ 2.000 soldats stationnés en permanence sur sa base de Djibouti et a achevé une jetée qui peut accueillir un porte-avions.
Source : DW